La cité inspire de plus en plus le cinéma. Territoire fantasmé comme celui des Apaches qui ceinturait Paris au siècle dernier, la banlieue accueille toutes les projections, des plus plausibles aux plus loufoques. Romain Gavras dans Athena, sous les oripeaux du théâtre antique, y voit une occasion d'expiation, Fabrice Garçon et Kévin Ossona dans Du crépitement sous les néons veulent croire en une possible rédemption. Guillaume Nicloux, enfin, convoque le genre de la science-fiction et celui du film d'horreur pour enfermer les habitants à l'intérieur de La Tour et voir comment ils s'entretuent bien.

La Gravité de Cédric Ido sort de ce jeu de projections pour donner à la cité une chance d'exister par elle-même. Faisant partie d'un tout (cosmique), elle est au premier chef concerné par un imminent alignement des astres qui annonce l'avènement d'une ère nouvelle. Daniel, Joshua et Christophe, des amis d'enfance séparés par un drame, se retrouvent après plusieurs années. Ils incarnent l'ordre ancien (le bon, la brute et le truand) et doivent s'unir pour contrer la puissance grandissante des Ronins, littéralement des samouraïs sans maître, qui ont pour eux leur jeunesse, leur nombre et un détachement par rapport aux biens matériels (ils n'utilisent pas de téléphone portable et ne cherchent pas à s'enrichir). A la tête d'un important réseau, les Ronins veillent au grain et empêchent quiconque de faire de la concurrence à la drogue de synthèse qu'ils diffusent. Pour autant, leurs activités ne se limitent pas au deal. La nuit les voit transporter d'importantes quantités de terre au sommet d'un immeuble pour y planter un arbre, symbole de l'ère nouvelle qui advient. Quand ils capturent Christophe qui a tenté de s'attaquer à leur commerce, les Ronins prévoient de l'exécuter au cours d'une cérémonie secrète qui scellera l'avènement du monde nouveau. Christophe est finalement secouru par ses amis qui vont devoir se battre contre une armée de jeunes extrêmement déterminés tandis que se produit l'alignement des astres...

Le sujet n'est pas commun. Il soulève un certain nombre de questions qui permettent de sortir du manichéisme habituel associé aux films sur la banlieue. Quel est le sens de cet alignement astral ? Quel rôle joue les Ronins dans l'avènement de ce nouveau monde ? Est-il possible d'échapper à la gravité et au déterminisme social ?

L'imminence d'un alignement des astres est le postulat de départ. Occulte, cet angle d'approche inscrit d'emblée le film dans une logique conjecturale qui peut l'apparenter à une fable ou à de la science-fiction. Pour autant, l'assise réaliste demeure (les problèmes des habitants sont réels et contemporains) et l'on opte plutôt pour le genre expérimental. En inscrivant sa problématique dans un cadre fictif hautement improbable, le film se procure ainsi un certain nombre de libertés sur le plan du fond et de la forme. Il s'agit en fait d'explorer le champ des possibles ouvert par la prophétie cosmique. L'injonction d'échapper à la gravité s'adresse au coureur mais elle sert aussi de manifeste au film, étant entendu que cette mise en abîme (cosmique) ouvre à une réflexion sur le rôle de la fiction et sur la façon dont elle influe sur la perception que l'on a du réel. Échapper à la gravité, c'est donc se donner les moyens de regarder en haut et de se détourner des représentations qui font la finitude des choses et des êtres.

Les Ronins sont les artisans d'une mise à bas de l'ordre ancien. En tant que gang cherchant à affirmer sa domination sur le marché des stupéfiants et recourant à la violence, ils sont les héritiers de l'ordre ancien. L'absence de chef et leur désintéressement vis à vis de l'argent, en font cependant des entités abstraites et désincarnées (des humanoïdes) dont la fonction symbolique est de permettre la transition entre le libéralisme ancien, basé sur le profit, et un ordre nouveau instruit de la problématique écologique et se cherchant une morale. L'affirmation de cet ordre passe bien sûr par la destruction des codes du commerce ancien et la mise à l'index des conduites vénales et individualistes. Le combat final qui oppose les trois amis aux Ronins dont le nombre va croissant malgré leur destruction montre bien qu'il s'agit d'une force irrépressible s'autogénérant dans la fusion moderniste du capitalisme et de l'écologie, une forme militante de la génération convergente de demain, engagée dans la démolition autant que dans la renaissance.

La course finale de Daniel qui tente de leur échapper coïncide avec l'alignement des planètes. Même s'il est trop tard pour prendre l'avion et commencer une nouvelle vie ailleurs avec sa femme et leur enfant, il voit cependant sa foulée échapper à la loi de la gravité et atteint enfin la vitesse recherchée par des heures d'entraînement. Parviendra-t-il pour autant à s'extraire du grand embrasement qui menace la cité ? Le film ne le dit pas mais toujours est-il que la course qui prend des allures d'envol est le résultat d'un autre alignement, celui du corps et de l'esprit, qui profite de circonstances extraordinaires pour se produire. On dit qu'une personne menacée par un danger voit ses capacités physiques décuplées. C'est peut-être le sens de l'expérience contée dans ce film. La gravité est cet état de torpeur mortifère dont on ne peut généralement s'extraire. Tenter d'y échapper entraîne la chute, la mort ou la paralysie. Pour autant, l'avènement de circonstances extraordinaires, révolutionnaires, peut générer un ensemble de conditions propices à un dépassement de soi, hors du règne de la gravité. Si l'on en croit la physique, l'entropie qui exprime le principe de dégradation de l'énergie dans un système donné voisine aux côtés de la néguentropie qui est son contraire et qui désigne la capacité chez l'être vivant à s'auto-organiser et à ramener de l'ordre dans un désordre existant. Donc, si l’on comprend bien, un système a des chances de muter et de produire sa propre énergie si un certain désordre règne en son sein. Cela est de l’ordre du probable compte tenu de l'état actuel des choses…

ninoim
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le 10 sept. 2023

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