Alors là... Sidérant. Bertrand Tavernier côté cinéaste est majoritairement connu et reconnu à travers ses fictions mais La Guerre sans nom se pose à mes yeux comme un jalon essentiel du cinéma documentaire portant sur la Guerre d'Algérie. Première incursion du côté non-fictionnel de son œuvre et premier coup de foudre pour son impressionnant tableau de plus de 4 heures retraçant par touches successives et contrastées, à partir de nombreux témoignages, une histoire extrêmement plurivoque et attachée aux émotions.
Ce qui frappe dans la large sélection d'intervenants, c'est qu'il n'y a rigoureusement aucun officiel, aucun homme politique, aucun soldat de métier. La parole émane intégralement (et est donnée de manière volontaire) aux sans-grades, aux troufions ou semi-troufions, aux soldats du contingent. Une trentaine de personnes originaires de la région de Grenoble, des anciens appelés issus d'un coin où avaient eu lieu de violentes manifestations contre la mobilisation en 1956. L'idée était entre autres d'échantillonner (très sommairement bien sûr, pas sûr que la condition du théorème de Shannon soit respectée) les près de 3 millions d'appelés entre 1954 et 1962 qui n'ont jamais eu leur mot à dire et qui, pour certains, n'ont jamais réussi à en parler.
Sur la base de cette description on pourrait croire à un documentaire partial et moralisateur, mais c'est tout le contraire qui se déroule devant la caméra de Tavernier. La Guerre sans nom brille magistralement par la pluralité de ses témoignages et de ses points de vue, par la diversité de ses thématiques, par l'abondance de sentiments suscités et de situations décrites. Ce sont donc des hommes qui ont pu servir dans les commandos, dans les chasseurs, dans les paras, et même dans le génie. Certains sont restés relativement loin des conflits, à l'image de cet ancien pianiste affecté à un poste de secrétaire, quand d'autres ont connu les pires horreurs de guerre. Certains ont vu leur régiment anéanti et leurs camarades agoniser, d'autres n'ont jamais aperçu le moindre combattant du FLN.
Il y a des paysans, des ouvriers, des instituteurs, des gaullistes, des communistes. Des objecteurs de conscience traumatisés et des bouffeurs de fellaga, des hommes pleins de repentir et des hommes convaincu de l'apport civilisationnel en termes de culture et de BTP. Le film est un ballet incessant de témoignages contraires et d'opinions qui s'entrechoquent pour former une toile d'une impressionnante complexité. Il y a tous les niveaux de conscience et de connaissance, ceux qui ont fait, ceux qui ont vu faire, ceux qui ont entendu faire. Beaucoup d'incompréhension aussi, manifestée par de réguliers "on se demandait ce qu'on foutait là", et Tavernier a l'humilité évidente pour ne pas prétendre à l'exhaustivité pas plus qu'au traité moral.
Tous les thèmes sont abordés, dans l'optique de la collection de témoignages, du pragmatisme de la vie quotidienne aux séances de torture (dans une variation incroyable dans les ressentis, les justifications et les connaissances propres), de la peur à la solitude, des blessures aux prisonniers, des BMC (bordels militaires de campagne) aux actions de l'OAS. L'objet du film est également, de manière volontaire ou non (difficile de discerner la part du hasard des choix de montage), de souligner le refoulement des souvenirs en se donnant la peine d'écouter ceux qui n'avaient jamais eu l'occasion de s'exprimer. La démarche transpire la sincérité, le respect et la pudeur.
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