24 heures du quotidien de trois jeunes de banlieue, sous forme implicite de compte à rebours...
Entre les personnes qui honnissent Kassovitz (et sont incapables de jauger La Haine autrement qu'à l'aune de la leur), celles qui ne sont pas foutues de faire face à quelque représentation que ce soit de la banlieue --- parce que le sujet ne les concerne pas (disent-elles), leur déplaît, voire les inquiète ---, celles qui ont mis le cinéma français à la poubelle une bonne fois pour toute, celles à qui le noir-et-blanc donne de l'urticaire, celles à qui la gueule de Vincent Cassel ne revient pas, celles qui se méfient des succès critiques et populaires, celles que le reggae et le hip-hop révulsent --- le film débute sur un morceau de Bob Marley, alors on coupe ... ... ... === BEAUCOUP DE CES PERSONNES SE REFUSENT DONC TOUT SIMPLEMENT À VISIONNER "LA HAINE" ! === .... et celles qui, à l'inverse, "kiffent grave" le "téshi", le Neuf-Trois, le rap, le discours anti-"schmitts" ... c'est à se demander s'il reste du monde pour apprécier ce film sereinement !
Quelles étaient les motivations du réalisateur ? Kassovitz a été flou en évoquant ses raisons, parlant même, 20 après, de "comédie" à propos de la Haine...
Film anti-flics ?
Mathieu Kassovitz avait-il pour intention de ternir l'image de la police française ?
Il s'en est défendu.
Voyons voir... :
1- Le film commence avec cette adresse à des CRS :
Assassins ! Nous n'avons pas d'armes !
2- La cité où vivent Vinz, Saïd et Hubert vient en effet de connaître une nuit... "agitée" (pour reprendre le vocable des courageux journalistes, tous les 1er janvier). Un de leurs amis, Abdel, aurait été tabassé par l'ennemi grandissant : le flic.
Il décèdera
3- Les trois copains sont eux-mêmes violentés dans un commissariat parisien (le mot d'ordre de Kassovitz aux acteurs jouant les deux flics à la manœuvre aurait été : "Torturez-les !". Ensuite... improvisation)
4- La Haine se clôt avec une bavure policière...
Le flic appelé Notre-Dame, semi-dément, colle accidentellement une balle dans le crâne de Vinz, qui venait tout juste de s'assagir, de comprendre...
Moralité...
Moralité, pour faire plaisir aux aficionados qui font de La Haine "une fable".
Une fable tournée dans une cité (recherche du réalisme, non ?) ... Une fable avec des archives TV (recherche du réalisme, non ?) ... Une fable sans animaux ... Une fable 'particularisante', sans message à portée universelle (ou à tout le moins collective)...
Fable, vraiment ?
Tu optes pour un discours frontal, tu dénonces, tu esquintes, tu déranges, mais te voilà protégé par l'estampille "fable" (dont Kassovitz, à ma connaissance, n'est pas responsable).
Moralité... disais-je...
C'est-les-keufs-qu'ont-commencé et ce sont eux également qui entretiennent la spirale de la haine...
Pour ce qui est des autres tenants de l'Autorité ou du Pouvoir : le maire investissant la cité est considéré comme un provocateur, est insulté.
Hé ! Le maire ! Nique sa mère ! Fils de pute !
Idem pour la journaliste accompagnée de son caméraman ("Enculé ! Qu'est-ce que tu filmes ? Fils de pute !") et accusée de venir chez Vinz et les siens comme on visite un zoo : "C'est pas Thoiry, ici !").
Message : les jeunes sont en colère --- les jeunes ont la haine --- parce qu'ils sont victimes : du désœuvrement, de l'environnement délabré, de l'absence d'avenir, etc.
Le spectateur est de fait convié à se ranger de leur côté, à envisager et expliquer le monde selon leur perspective : on est par exemple censé comprendre le trafic de cannabis auquel s'adonne Hubert (le plus modéré des trois), puisqu'il pourvoie aux besoins de la famille --- "J'ai l'argent pour le gaz" ; il y aura aussi les livres du frère en prison à payer ("ll veut profiter de la taule pour passer le bac") et la machine à coudre à remplacer...
MANICHÉISME ?
Pour autant, Kassovitz ne fait pas d'Hubert, Saïd et Vinz un trio d'anges. Leurs camarades de la cité ne sont pas non plus entièrement à leur avantage.
Vulgarité, puérilité, misogynie, appât du gain, fascination pour la violence, malhonnêteté... Le portrait est peu flatteur.
En outre, parallèlement au discours anti-flics, des contrepoids sont mis dans la balance : la présence d'un policier sympathique (Samir) qui tente de raisonner les trublions, un jeune planton consciencieux (scène de l'hôpital), un stagiaire écœuré qui compatit au sort de Saïd et d'Hubert (scène du commissariat parisien), un agent renseignant aimablement Saïd, à Paris...
Putain, comment i sont polis, les keufs, ici ! Carrément, i m'a dit "vous" et tout !
Reste que La Haine est bel et bien un film à charge dont la dualité intrinsèque (cf. les quatre moments listés au-dessus) n'est pas atténuée par le saupoudrage ornemental.
Mais... Pourquoi pas ?
Prendre parti ne constitue pas (vraiment) un problème ; on y reviendra.
Voyons maintenant la cohérence interne.
Tout d'abord, ce trio, il est peu crédible.
Un juif ultra-remonté ("Je vais vous dire un truc. Si Abdel y passe, je tue un keuf."), peu éduqué ("J'ai pas été à l'école. Tu sais ce que la rue m'a appris ?"), associé à un "Reubeu" et un "Reunoi", j'y crois très moyennement. Cette sociologie servie par Kassovitz, même en 1995, ne... C'est une fable !
OK. Passons à autre chose, alors. Le film manque parfois cruellement de rigueur.
Scène de la salle de bains.
Vinz rafraîchit la nuque de Saïd, se loupe et lui taille une clairière dans la tignasse. Puis, il se re-loupe, cette fois involontairement, avec ces mots malheureux : "Moi j'te coupe pas ta [sic] cheveux, hein !". La prise est donc gardée et inclue au montage.
Scène suivante, le "trou" dans la chevelure est montré au spectateur : ce n'est plus la nuque qui a morflé... mais la tempe gauche.
Y a pas à dire, ça fait... tache.
Scène du commissariat.
Totalement ratée. Le pseudo-tourmenteur de Saïd et d'Hubert joue comme un pied. Il se répète, va et vient, tripote pathétiquement la tête du jeune Noir, tente de convaincre le pauvre stagiaire...
Autre scène curieuse : celle des escalators.
Un ouvrier --- portrait du Beauf de Cabu ; quelle finesse ! --- descend.
En bas, Saïd et Hubert le regardent.
Hubert, d'ordinaire mesuré, se lance alors dans une tirade :
"Regarde-les tous ces veaux qui se laissent porter par le système ! Regarde çui-là ! ll a pas l'air méchant, tout seul dans son cuir en peau de fesses de chèvre. Mais c'est la pire des races ! Tu vois, ceux qui s'arrêtent de marcher dans les escaliers mécaniques ? Ceux qui se laissent porter par le système ? C'est les mêmes qui votent Le Pen mais qui sont pas racistes. C'est les mêmes qui font les grèves pour protester dès que les escalators ils tombent en panne. La pire des races !"
D'où vient ce subit accès d'agressivité chez le doux Hubert ?!
Est-ce l'expression d'un tropisme anti-FN de Kassovitz et de ses acteurs ?
Une improvisation libre d'Hubert Koundé ?
Laisse tomber, il réfléchit trop ce connard.
D'ailleurs les improvisations, trop souvent repérables (donc foirées), nuisent au film, l'ampute d'une part de sa véraci... Mais c'est une fable, on te dit !
Cassel semble avoir largement épaté la galerie, à l'époque.
Il m'a souvent fait l'effet d'un Dupontel parodiant la "racaille" : emprunté, amateur, parfois ridicule (son abus du mot "relou" laisse à penser qu'il n'a pas suffisamment travaillé son parler-banlieue).
Saïd ? Saoulant.
Hubert : personnage le plus attachant (malgré, donc, cette singulière tirade).
RÉCEPTION
Les échanges quant à ce film relèvent quelquefois d'une atmosphère Pifou Poche ; soit une enfilade de "Glop-glop" VS "Pas-glop Pas-glop".
J'entends surtout le glougloutement des dindons de la farce : ceux-là même représentés par Kassovitz. Immergés dans ce monde représenté (et glamourisé) dans le film, ils n'entendront que le propos contre les "keufs", se sentiront légitimés dans leur haine des "poulets", seront confortés dans une adversité qu'ils entretiennent déjà savamment...
On ne peut pourtant pas se contenter d'accuser Kassovitz de jeter de l'huile sur le feu (qui, en 1995, ne faisait que couver). Il n'est pas entièrement responsable de l'impact de son travail sur ceux qui l'ont vu.
En outre, on ne doit pas jauger La Haine qu'à travers un projet, un discours, la réception de ce discours. D'autres aspects sont à prendre en compte.
Sans être emballé ni convaincu par cette œuvre, je ne peux pas nier qu'en tant que tentative d'aborder un sujet délicat elle ne manque pas d'intérêt, qu'elle déploie également une certaine élégance visuelle et que, malgré la minceur de son scénario, les péripéties du trio se laissent regarder sans déplaisir...