Je me suis caché parce que je vous aime...
Il était une fois, un petit garçon timide qui vivait dans une grande ville américaine. Le petit garçon suivait aux actualités du cinéma de son quartier les aventures prodigieuses du grand explorateur Charles Muntz. Tout comme lui, il rêvait de parcourir le monde à bord d'un ballon dirigeable, d'explorer des contrées méconnues et de découvrir les trésors cachés d'Amérique du Sud. Il s'imaginait, courageux et intrépide, rapporter des Chutes du Paradis des spécimen rares d'oiseaux multicolores. Mais le petit garçon était très jeune, et tout aussi vaillant qu'il était, il était coincé dans sa banlieue pavillonnaire et ne pouvait pas tout quitter du jour au lendemain du haut de ses six ans. Il faut être raisonnable, disent les grandes personnes.
Un jour, alors qu'il jouait à être Charles Muntz, il passa devant une masure abandonnée et entendit des bruits suspects. On aurait dit que quelqu'un criait et irait tout à la fois. Non sans peur, il entra et découvrit une petite fille aux commandes d'un vaisseau fictif bricolé dans le salon poussiéreux. la petite fille était contente d'avoir un nouvel ami avec qui jouer. Elle lui fit partager son rêve : se rendre aux Chutes du Paradis et y passer le restant de ses jours au milieu de la nature sauvage. Le petit garçon était troublé et ému de voir ainsi son désir partagé par la plus adorable des créatures qui lui ait été donné de rencontrer. Pour l'impressionner et lui montrer qu'il était également un fier explorateur en herbe, il se risqua dans le grenier sur une planche vermoulue afin d'aller récupérer son ballon coincé sur le toit. Mais patatras, la planche céda sous son poids. Et oui, il faut parfois être raisonnable !
Le petit garçon s'en sortit avec un bras cassé. Plus de peur que de mal. Le soir suivant, la petite fille alla lui rendre visite clandestinement tandis que tout le monde dormait dans la maison du petit garçon. Elle avait amené avec elle son album d'aventures, dans lequel elle avait collé des images et des articles relatant l'épopée de Muntz. Elle aussi rêvait d'écrire sa propre aventure. Elle fit partager au petit garçon ses folles aspirations, et lui confia qu'elle écrirait les pages de ses propres découvertes dès qu'elle le pourrait. Mais pour le moment, il fallait rentrer à la maison, car il était tard et il faut, tout de même, être raisonnable.
Le petit garçon et la petite fille grandirent. Devenus adultes, ils se marièrent et achetèrent la vieille maison qu'ils remirent à neuf. Ils s'aménagèrent un coquet nid d'amour, et partagèrent une douce vie ensemble. L'homme vendait des ballons dans un parc d'attractions local, tandis que son épouse, costumée en exploratrice, faisait des photos souvenirs avec les bambins en visite. Ils désirèrent un enfant. Hélas, la nature est parfois cruelle, et malgré tout leur amour, ils durent se résigner à ne jamais en avoir. Ils durent se faire, tout simplement, une raison.
Mais les années passaient vite et un beau jour ils retombèrent sur le cahier d'exploration de la petite fille devenue une femme. Ils voulaient réaliser leur rêve, et la maison aux Chutes du Paradis leur trottait toujours dans la tête. Ils peignirent un grand tableau qu'ils accrochèrent au dessus de la cheminée : sur celui-ci on pouvait voir, perchée tout en haut d'une cascade vertigineuse, une bicoque biscornue qui ressemblait fort à la demeure des deux amoureux. Ainsi, tous les jours, ils pouvaient s'imaginer un peu là-bas. La peinture n'était qu'un ersatz, mais que voulez-vous, il faut parfois savoir être raisonnable.
Le rêve s'accrochait. Si seulement ils pouvaient économiser suffisamment pour s'acheter un billet d'avion pour l'Amazonie et ses secrets enfouis, l'homme et la femme seraient tellement heureux ! Ils remplirent peu à peu une tirelire, pièce par pièce, pour un jour se l'offrir. Mais les impondérables de la vie s'accumulèrent. Un pneu à changer, une opération à financer, un toit à réparer. La tirelire se vida pour parer à ces tracas. C'est ce que l'on fait lorsqu'on est raisonnable.
Le couple vieillit. La femme était si fatiguée. Grimper la colline pour pic-niquer en admirant les nuages et leurs formes improbables dans le ciel devint de plus en plus difficile. Un jour, l'hôpital prit le relais, car le monsieur, devenu vieux, ne pouvait seul s'occuper d'elle. Elle déclina doucement et s'éteint un soir de printemps. Le vieillard resta seul dans la maison. Tous les matins, il s'habillait avec soin et sortait prendre l'air, voir le monde changer à une vitesse frénétique. Oh, il n'allait pas très loin : à peine jusqu'à son fauteuil installé sous le porche de la maison. C'était plus raisonnable...
Mais le vieux monsieur était au centre de toutes les convoitises car des promoteurs immobiliers voulaient à tout prix racheter son terrain afin de construire de grands et beaux immeubles modernes. Ce vieillard têtu refusait de vendre, malgré les offres alléchantes. Il y tenait, à sa maison. Il s'accrocha du mieux qu'il put, mais quand un ouvrier peu scrupuleux renversa sous ses yeux sa boîte aux lettres avec un tractopelle, son sang ne fit qu'un tour : il défendit son bien et assomma le fâcheux avec sa canne comme aurait fait n'importe qui. Il y eut un procès. Le vieux monsieur fut sommé de quitter son logement pour rejoindre une maison de retraite car il devenait un danger pour les autres et pour lui-même, dirent les juges. Et puis, c'était ce qu'il y avait de plus raisonnable pour tout le monde, n'est-ce pas ?
Le matin qui précéda son départ, le vieux monsieur demanda encore quelques minutes aux gentils infirmiers qui devaient l'emmener pour sa dernière demeure, afin de dire adieu à la maison où il avait vécu les plus beaux moments de son existence. Mais ce n'était qu'un leurre. Il avait secrètement confectionné un dirigeable, accumulant des centaines de milliers de ballons qui, gonflés à l’hélium, soulevèrent sa maison et l'emportèrent au loin, au nez et à la barbe des aide-soignants, dans un gigantesque craquement de bois vermoulu.
C'en était fini d'être raisonnable.