L’art de la lutte, joliment nommé agonistique - et l’on sait que toute agonie est bel et bien une lutte... -, ne peut manquer de se présenter à notre esprit, devant cette « jeune fille sans mains », premier long-métrage qui fut lui-même le fruit d’une longue lutte de dix ans pour son réalisateur et créateur longtemps solitaire, Sébastien Laudenbach, et qui relate les épreuves assez extrêmes affrontées par une jeune héroïne amenée à se retrouver « sans mains »...
Le dessinateur, réalisateur et co-monteur adapte ici, à la fois très fidèlement et assez librement, le conte éponyme des Frères Grimm, « La jeune fille sans mains ». Tout en suivant les grandes étapes du récit, il dévêt celui-ci, très judicieusement, de ses atours trop clairement chrétiens (l’ange, le prêtre...) et crée ainsi un conte plus universel, presque animiste, dans lequel la nature et ses éléments occupent une place majeure : surgit ainsi l’esprit de la rivière, ou la rivière elle-même, dotée de la belle voix légèrement androgyne d’Elina Löwensohn ; pour permettre sa traversée, l’ange n’écarte plus les eaux, sur le mode biblique, comme chez Grimm, mais la jeune fille ose l’immersion, au risque de la noyade, et émergera de ce bain comme d’une nouvelle naissance. Les arbres prennent toute leur part à l’action, leurs fruits, le végétal, tout ce qui croît...
Il nous faut ici préciser la chronologie : les épreuves ne surgissent pas dès l’entrée dans l’existence. L’enfance semble avoir été paisible, âge d’or, puisque le récit lui-même ne survient qu’à son terme, autrement dit à l’entrée dans l’adolescence : lors de la première visite du Diable, chez Grimm, la jeune fille balaye la cour, et le Malin revient prendre son dû sept ans après ; chez Laudenbach, elle est déjà jeune fille, perchée dans un arbre qu’elle semble avoir élu comme domicile d’appoint, et le père s’engage inconsidérément en promettant au Diable (voix profonde et sonore du grand complice de Laurent Terzieff, Philippe Laudenbach) ce qui est derrière son moulin... On retrouve ici le principe d’immolation filiale déjà présent autour du personnage de Jephte, qui promettait le premier être vivant qui viendrait vers lui au retour d’un combat qu’il voulait victorieux ; pensant ne risquer que son chien, il immolait sa fille...
Cette menace pesant sur l’existence est merveilleusement figurée par le dessin de Sébastien Laudenbach, qui trace à l’encre, sur fond de feuilles de couleur, des silhouettes vibrantes, plus ou moins marquées selon le rythme de leur respiration, ce qui permet superbement de rendre véritablement visibles les émotions, les emballements du cœur, et place les sujets constamment au bord de leur propre disparition. Une radicalité qui sied parfaitement à l’univers des contes, bien éloignés de la guimauve rassurante voulue par les Studios Disney.
Entraînée dans une fuite où se joue et se rejoue sa survie, la jeune fille, à qui Anaïs Demoustier prête sa voix délicate, affrontera les épreuves, les bonnes et les mauvaises rencontres : harcelée par un Diable protéiforme, authentique mauvais génie que le dessin métamorphose à l’envi, elle trouvera également sur sa route un prince aimant (Jérémie Elkaïm), un jardinier bienveillant (Sacha Bourdo), et un bel enfant... Plus conteur que les conteurs d’origine, Laudenbach multiplie les éléments récurrents : la rivière, croisée mainte et mainte fois - changée en or, franchie, visitée jusqu’à son lit, longée, écoutée, adoptée pour voisine irrigante... -, les membres coupés ou rejetés, que ceux-ci soient d’origine ou d’ordre prothétique...
Au terme du périple, terrible par les événements relatés, enchanteur par son tracé, on aura vu, portée par la très belle partition d’Olivier Mellano, une jeune fille bien malmenée emprunter au végétal son mode de réparation et entrer enfin dans une féminité comblée... Comme un accompagnement de la traversée adolescente et une histoire de l’accession au droit de toucher...