L’équilibre cinématographique sur lequel reposait « Whiplash » en faisait avant toute chose un brillant exercice de style : filmer l’apprêté d’une relation entre un maître et son élève batteur de jazz, la souffrance de l’apprentissage pour mieux faire un éloge de l’orgasme rythmique pur, celui qui jette le spectateur dans une instantanéité jouissive inoubliable. Damien Chazelle, s’il explore le même terreau musical avec « La La Land », confirmant son statut d’auteur aux obsessions tenaces, marche sur des plates-bandes plus balisées, celles de la comédie musicale. S’il y avait donc le risque que le cinéaste s’efface derrière l’hommage qu’il articule, un peu comme Sam Mendes avec « Spectre » qui ne cherchait plus à s’exprimer mais seulement à faire du James Bond, le fait même de réaliser une comédie musicale aujourd’hui est un acte audacieux tellement le genre est tombé en désuétude.
Pourtant, la romance mue par les désirs artistiques de Gosling (le pianiste de jazz) et Stone (l’aspirante actrice d’Hollywood) s’aventure parfois vers le simple plaisir régressif. La mention « Technicolor » du premier plan, le détour par la scène de l’observatoire de « La Fureur de vivre » après la traditionnelle séance dans le cinéma de quartier, la scène de claquette avec Los Angeles en décor de fond, cela pour finir sur un sempiternel « The End », Chazelle propose par là un insistant regard derrière l’épaule qui n’est heureusement pas une fin en soi dans la démarche filmique. Dès la scène d’ouverture, le cinéaste ne s’affirme pas qu’en chef d’orchestre : la caméra en plan-séquence qui virevolte au milieu de ce bouchon autoroutier, ne coupant pas même à la fin de la chanson où les conducteurs quittent leurs véhicules pour une chorégraphie à la débottée, s’impose en tant que première danseuse de la comédie. C’est bien par les mouvements de caméra qu’on retrouve le plus ce qui faisait de « Whiplash » un sommet de cinéma, insufflant une virtuosité complète à la synchronie du son avec les acteurs. Le jeu de montage n’est pas en reste, multipliant les effets de transitions sonores et les ellipses astucieuses, qui huilent un peu plus l’efficacité d’une machine à rêve bouillonnante, déjà éclatante par ses couleurs bariolées et ses émotions portées par une artificialité en suspension salvatrice.
Cependant l’attelage parti au galop semble se modérer en milieu de métrage, comme si Chazelle ne pouvait reprendre son souffle après une telle exclamation. Cette sortie du circuit musical effrénée est en fait tout à fait contrôlée : avec l’automne, le cinéaste veut dégrossir non seulement l’ardeur des rêves à accomplir, mais l’harmonie du couple qui après tout s’est lié sur un coup du destin. On comprend alors que le registre mélodique est fonctionnel au point d’être délaissé à l’envi pour mieux s’appesantir sur le drame et la désillusion : là est le carrefour de tout rêveur qui, à force de chanter sa réalisation prochaine sans qu’il n’y parvienne, court le risque de courir dans le vide ou même pire, renoncer. La scène de parcours narratif idéal et fantasmé dans la dernière partie du film donne alors un accéléré de ce qu’aurait été « La La Land » s’il était resté fidèle à son propre genre. L’opération de changement de registre, si elle est quelque peu dommageable pour le plaisir filmique qui perd de sa liqueur, permet la consistance d’un propos passé au crible de la réalité, sans en perdre de sa beauté à l’image du mélancolique morceau « City of Stars ».
Le mouvement vital se construit nécessairement par compromis, rarement ceux qu’on croit : mais tant que l’on reste dans la direction de sa propre et intime individualité, les regrets ne sont que des beaux souvenirs. Le souffle de nostalgie qui anime « La La Land » s’éloigne ainsi de son caractère vain pour marcher dans les pas d’un « Casablanca » qu’il cite. La vision de l’amour, éphémère au contraire de nos rêves lorsqu’on les garde toujours comme ligne d’horizon, en est terrassante. La solitude de l’homme dans l’accomplissement de ses idéaux, voilà ce qui lie les deux récents films de Damien Chazelle, qui bouscule magistralement le cinéma américain, tout en étant bien parti pour les Oscars. Son projet de biopic de l’astronaute Neil Armstrong pour l’année prochaine l’éloigne a priori de sa passion du jazz, ce sera le moment d’apprécier à nouveau la mise en danger d’une étoile montante.
Voir ma critique de "Whiplash" : https://www.senscritique.com/film/Whiplash/critique/43899258