Adapté du roman de Jerome Weidman I"ll Never Go There Anymore (1941), mais aussi remake du film La Maison des étrangers (1949) de Joseph Mankiewicz, La Lance brisée transpose avec succès le cadre de ses modèles, celui des affaires bancaires dans le New York de l'Entre-deux-guerres, dans le Far West des années 1880. Parti de rien lors de son arrivée dans l'Arizona il y a 25 ans, Matt Devereaux (Spencer Tracy) est devenu l'un des plus gros cattle barons de l'état, au point d'avoir suffisamment d'influence pour élever son ami Horace au rang de gouverneur. Autoritaire et sûr de son fait, cet archétype du self-made man règne en maître incontesté sur son ranch, ses 50 000 têtes de bétail, ses employés - Indiens pour la plupart - et ses quatre fils.


Tiraillé entre austère sévérité et bonté paternaliste, le vieux loup ne peut empêcher les tensions de s'installer au sein de la famille. Employés par leur père pour 40 dollars par mois, ses trois fils aînés Ben (Richard Widmark), Mike (Hugh O'Brian) et Denny (Earl Holliman), nés d'un premier mariage, nourrissent une rancœur de plus en plus tenace à son égard, au point de lui voler son propre bétail. Une rancœur également dirigée contre le très touchant personnage de leur belle-mère Señora (Katy Jurado), la deuxième épouse de Matt, une Indienne. Une rancœur visant enfin leur demi-frère Joe (Robert Wagner), à la fois le petit dernier, le chouchou du paternel, le plus intelligent des quatre, et un métis.


Unie au début, la famille va peu à peu éclater au gré des événements et des mauvaises décisions des uns et des autres. La pollution d'une rivière, entraînant la mort de quelques dizaines de têtes de bétail, fournit à Matt et ses fils le prétexte d'une expédition de mise en garde contre la compagnie minière responsable des faits. Après des échanges verbaux houleux, la situation dégénère en bagarre générale et en saccage de l'exploitation, lorsque arrivent en renfort - comme par miracle - les employés du ranch. Traîné devant la justice, le vieux Devereaux sera abandonné tour à tour par son ami le gouverneur, ses trois fils aînés, et même d'une certaine façon par son cadet Joe qui, afin d'éviter à son père de passer dix ans derrière les barreaux, endosse la responsabilité de l'affaire et écope de trois années. Sans dévoiler comment, on peut dire que c'est l'éclatement de l'unité familiale qui finira par tuer le pauvre Matt.


Premier western réalisé par Edward Dmytryk, La Lance brisée est une vraie réussite. Sa structure narrative est assez rare pour le genre : le film s'ouvre en effet sur la sortie de prison de Joe. Après un quart d'heure d'introduction, celui-ci se plonge dans ses souvenirs : l'heure suivante retrace ainsi les événements décrits ci-dessus. Le dernier quart d'heure, enfin, sert à conclure l'histoire. Outre cette touche d'originalité fort sympathique, l'alternance entre d'élégants décors urbains et de grandioses paysages naturels, sublimés par un magnifique TechniColor, confèrent à la pellicule une grande beauté esthétique. Les acteurs, Richard Widmark en tête, et à un degré moindre Spencer Tracy et Robert Wagner, sont globalement très bons. Enfin le film est truffé de quelques scènes vraiment fortes, comme celle de l'ultime confrontation entre le vieux Matt et son fils Ben, où ce dernier déverse des flots de rancœur étouffée à la face de son père.


Le film n'est cependant pas dénué de quelques défauts. Certains personnages, comme les deux frères Mike et Denny, et dans une moindre mesure Barbara, la fille du gouverneur et promise de Joe, sont sous-exploités et pratiquement réduits à de la simple figuration. Le duel final, quoi qu'extrêmement spectaculaire et bien filmé, n'est guère justifié d'un point de vue scénaristique, et donne l'impression d'avoir été écrit pour souscrire à la règle de la scène d'action finale. Enfin la durée assez courte du film (1 h 36) empêche d'affiner suffisamment la psychologie des personnages : de ce fait, ce qui se voulait comme une grande fresque familiale teintée de discours écologiques, anti-racistes et vaguement anarchistes, touche vite les limites imposées par son propre - mais certes relatif - manque d'ambition. Avec des si, tout ça aurait pu donner un grand chef-d'œuvre, mais on se satisfera pleinement de ce très bon western.

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le 15 déc. 2016

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The Maz

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