Violence des échanges en Nouvelle-Zélande
C'est à l'aune de ses dernières minutes qu'il faut juger La Leçon de Piano : quelle audace dans le faux happy-end qu'orchestre Jane Campion! Car, d'apaisement et de réconciliation que pourrait dessiner le film, il est en réalité très peu question. La surface lisse du nouveau bonheur du couple entre Ada, l'écossaise mutique, et Baines, le rustre amoureux, cache au même titre que la surface de la mer une angoisse profonde et tenace. Une attirance pour la mort et un refus de l'autre, une tentation de la déliaison dirait Freud. Le dernier plan du film révèle ainsi le cadavre d'Ada, sous la surface de l'eau, retenu par une corde à son piano. Les mots de Thomas Hood, où la mort plane également, commentent cette étrange vision :
« There is a silence where hath been no sound,
There is a silence where no sound may be,
In the cold grave—under the deep deep sea »
L'intérêt de Jane Campion au cours de La Leçon de Piano (et de tous ses films?) se porte sur ce qui se cache derrière le vernis, les apparences, les normes sociales et la bienséance. La violence est en réalité l'enjeu principal du film, et ce, sous toutes ses formes.
Violence sociale d'abord. Oppression de la femme, de ses désirs. Les femmes qui doivent accepter un mariage arrangé, qui sont coupables par nature (où et qui est le père de la petite Flora?) et qui doivent toujours faire bonne figure. Et se satisfaire de ce qu'elles ont (de ce qu'on leur donne).
Violence intime ensuite. L'annihilation de soi et de ses désirs, l'annulation de sa qualité de sujet, ici figurés par l'effroi du mari lorsque Ada manifeste une curiosité et son désir de sexualité (très belle scène où elle caresse les fesses de son époux tétanisé devant tant d'audace). Baines également, personnage pourtant positif, qui impose comme moyen d'échange un contrôle sur le corps d'Ada. Au croisement de la violence sociale et de la violence intime, les corsets et robes encombrantes symbolisent précisément au sein du film le contrôle du corps féminin non seulement dans la société du XIXème siècle ( mais pas seulement) mais aussi directement dans les rapports hommes/femmes.
Violence interne enfin. Chaque personnage se confronte ainsi à sa propre violence. Détermination et inflexibilité chez Ada, mais aussi passion amoureuse dévorante. La jalousie de Flora envers l'amour que sa mère éprouve envers Baines qui déclenche un acte d'une violence inouïe chez le mari d'Ada. Le dégoût de soi chez ce dernier qui entraine alors l'expulsion, plus que la libération, d'Ada. Violence de soi-même à soi-même aussi qui vient empêcher le lien à l'autre et menacer l'intégrité physique et psychique: le mutisme d'Ada, ou encore la tentative (-tion) de suicide qu'elle expérimente à la fin du film. Cette noirceur de l'âme n'est pas compromise par le happy end mais de nouveau dissimulé, subsistant à l'état de fantasme qui permet à Ada de s’accommoder à sa nouvelle vie. Pour s'endormir, elle ne compte pas les moutons, mais probablement les touches de son piano, sous l'eau, à l'ombre de son propre cadavre.
Pour animer et illustrer cette violence de l'âme humaine, la mise en scène de Jane Campion se fait volontiers lyrique, fiévreuse et use également de représentations sans détour, d'images presque crues (les corps nus, les étreintes, la séquence assez inutile pour le récit mais ô combien signifiante dans laquelle la tante Morag est obligée d'uriner en pleine nature). Quelques plans réalisés à l'hélicoptère appuient probablement un peu trop le lyrisme certes revendiqué mais cela reste anecdotique au regard de la beauté de l'ensemble. La musique peut, pour certains, sembler trop envahissante: elle n'est pourtant que le reflet à la fois de tout ce qui cache et empêche l'accès aux profondeurs de l'âme et aussi de l'intensité des sentiments qu'éprouvent les personnages.
Enfin, la plus grande qualité de Jane Campion est de faire ressentir au plus près au spectateur ce que vit son héroïne, chaque pas dans la boue, chaque empêchement à la réalisation de ses désirs tout comme la force de l'éveil à la sensualité. Une telle réussite réside probablement dans le tout premier plan du film, où le spectateur découvre le film à travers la voix intérieure d'Ada ( magnifique travail d'actrice d'Holly Hunter) et à travers ses yeux, au cours d'un plan subjectif assez singulier: ses propres doigts comme une forêt qui empêche d'y voir précisément. Ces doigts qui sont effectivement à la fois le moyen d'expression et la prison d'Ada, et perpétuellement au centre du film.