La Légende de la Forteresse de Souram se distingue entre les oeuvres de Paradjanov. Plus froide, mais aussi plus nébuleuse, tout en étant moins directement provocatrice (à l'inverse de Sayat Nova et Achik Kerib) ou moins flamboyante (par rapport aux Chevaux de Feu), la Forteresse reste impénétrable sous plusieurs aspects, comme les productions plus expérimentales de Paradjanov, et pourtant étrangement fluide et limpide, faussement traditionnelle.

Ce rapport à la tradition n'est pas ici brouillé par une forme de fantaisie radicale et sans filtre comme dans Sayat Nova ou Kerib, trop lyriques peut-être, ni par une forme parfois trop épique et monumentaliste (comme les restes de soviétisme des Chevaux de Feu).

La Forteresse, là encore, se distingue et paraît être le juste milieu du cinéma de Paradjanov, ce qui la rend plus transparente, plus clairement obscure, plus étrange encore, et finalement plus profonde.

Les mythes n'ont jamais été aussi bien choisis et traités. Les différentes couches de scénario sont telles qu'on est submergé par un récit qui s'approche pour une fois vraiment de ce qu'incarne la mythologie. Ici, rien du symbolisme parfois stérile et sensationnel de Sayat Nova, rien du lyrisme parfois lourd de Kérib, rien du monumentalisme des Chevaux de Feu. C'est justement peut-être cette profondeur véritable qui fait que cela a été, des quatre projections que je suis allé voir à la Cinémathèque, le seul film devant lequel les gens n'ont pas su applaudir !

Ni dans le traditionalisme aux relents soviétiques des Chevaux de Feu, ni dans un hommage expérimental à la tradition comme dans Sayat Nova, ni dans une fantaisie comique quasi-indienne comme dans Kerib, la Forteresse, là encore, reste plus profonde.

Le film est en effet si perméable qu'on s'enfonce paradoxalement dans son imperméabilité qui nous repousse, toujours plus loin, tout en nous attirant vers elle.

Cette séduction du spectateur est d'un tel équilibre qu'elle perturbe les gens. En effet à l'inverse de Sayat Nova ou Kérib, ici, rien n'appelle au jeu froidement (pour Sayat) ou doucement (pour Kérib) provocateur et révolté. On ne parle pas de la vie lyrique d'un poète mais, comme dans Les Chevaux de Feu, de celle d'une civilisation. Pourtant Paradjanov, merveilleusement, ne sombre pas dans l'épique complètement, et garde une faiblesse véritable, une douceur, une personnalité lyrique. Le poète, ici, c'est l'Histoire de cette forteresse
autour de laquelle tout tourne (et en même temps autour de laquelle rien ne tourne rond). L'oeuvre crée en effet des strates de mythes qui ne sont pas linéaires (comme la chose l'est au contraire dans Kérib ou - dans une moindre mesure - les Chevaux de Feu). L'oeuvre n'atteint jamais la suffisance presque nouvelle vague de Sayat Nova. Ici la profondeur et l'incompréhension est sincère. Il n'y a là aucun mépris clair, et pourtant, quelque chose dévoile une ironie, mais plus complexe que dans les autres films de Paradjanov.

C'est plus que tout les scènes avec la femme aimée, qui devient devineresse, qui font le mystère du film. Celle-ci change de forme et paraît faire lentement disparaître du récit l'homme qu'on suivait au départ. La manière dont Paradjanov filme cette femme est tout à fait unique et sublime. Il y a là une simplicité, une douceur, qu'il n'y a dans aucun des autres films du réalisateur. Jamais l'honnêteté du plan n'a été telle dans son cinéma. Il n'y a plus de "jeu" avec le public. L'hommage pareillement ne prend plus une place trop obsédante. Paradjanov lie tout ses démons et crée son oeuvre la plus complète, la plus insondable et équilibrée, la plus démoniaque et divine. La place de la superstition en effet, le rôle du sacrifié surgi de nulle part, le roi prophète, tous ces mythes sont ici puissamment mis en scène, scénarisés, et montés, dans une ironie de l'Histoire profondément sublime et mythique.

C'est aussi le film le plus sincèrement sombre du cinéaste. Cette fin avec le retour à la Terre, ce cri de lumière de la forteresse achevée ayant emmuré ce héros, surgi de nulle part et sans histoire, et qui pourtant trouve ici sa gloire, fonde une ironie impalpable, bien plus profonde et insondable - ni provocatrice, ni faussement doucereuse - qui constitue le véritable chef d'oeuvre du cinéaste, celui d'un homme qui vient de souffrir l'ironie d'une histoire, d'un sacrifice pour l'art, qui l'a emmené jadis dans une autre forteresse bien plus sombre.

C'est ici parce que c'est l'Histoire qui est mythique, que c'est le véritable hommage achevé et épique, autant que le témoignage personnel et lyrique le plus beau, le plus froid, et le plus mystiquement authentique, du cinéaste.


PS : il est regrettable de remarquer que c'est le film parmi les 4 avec la copie de la plus mauvaise qualité. L'image, comme le son, souffrent de beaucoup de problèmes. Cela crée paradoxalement, dans les scènes étrangement floues, quasi violettes, en extérieur de nuit, un effet de mystère qui donne l'impression d'assister à une vision illuminée, pareil quand les villageois prennent le flambeau et que l'image, tellement incapable de restituer ce qu'il se passe, paraît devoir céder devant l'étrangeté de l'œuvre.


NB : La plus grande ironie du film reste de savoir si la devineresse ne mentait pas, comme celle plus âgée qui lui transmet le flambeau le faisait, selon un étrange homme qui passe. Si c'est le cas alors toute l'histoire de la fin est un miracle dû à des mensonges de prophètes, ce qui est sûrement la chose la plus mystique qui soit. Face à un tel sujet, une simple critique doit savoir se taire et laisser parler l'oeuvre d'art.

Asendre
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le 13 déc. 2024

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