Tout d’abord je précise que j’ai vu la version de 192 mins (3h 12) restaurée par le Taiwan Film Institute en 2016 : une splendeur visuelle qui restitue au film tout l’éclat dont il était apparemment jusqu’ici privé, en plus d’avoir subi des troncatures de pellicule en réduisant significativement la durée et donc la lisibilité (l’ancienne version ne durait qu’environ 2h). Depuis cette restauration, Legend of the Mountain de King Hu s’offre enfin à nos yeux dans sa riche colorimétrie et sa photographie magique de netteté.
Visuellement épatant, le film sidère aussi par sa modernité en termes de montage. Certes King Hu reste attaché aux plans fixes dont Raining in the Mountain démontrait les capacités dramaturgiques, fortement inspirées du théâtre. Mais LotM sait aussi s’envoler, littéralement, vers des horizons cinématographiques insoupçonnés. L’espace se découpe, se distend et se dilate pour se fondre dans une sorte de mixture géniale où les rites bouddhistes rencontrent les légendes traditionnelles de la Chine médiévale. Émerge aussi un amour sincère du cinéaste pour cette nature riche en évocations, empreinte d’une beauté immanente et grandement signifiante sur le plan spirituel.
Ce sont des plans sur un bassin de carpes se mouvant en cercles, qui rappellent le motif bouddhiste du matsyayugma (symbole de vitalité libératrice entre deux éléments antagonistes), sur un lotus qui éclot au milieu d’un étang (symbole de pureté) ou bien encore sur des libellules qui s’accouplent… Il se dégage de ces scènes une poésie et une fraîcheur réellement décapantes, capables de nous plonger pendant plusieurs minutes dans de mystérieuses divagations mi-oniriques, mi-spirituelles. King Hu devait bien connaître la religion bouddhiste et ça s’en ressent. Il conçoit son film comme un système, tout entier amené à traduire les forces surnaturelles auxquelles il est soumis selon les règles du dharma (Grand Ordre universel).
Un système dont le « héros » (bien malgré lui), un peu benêt et toujours dépassé par l’ampleur des événements, se trouve être le parfait engrenage. Un pantin dont la volonté est incapable de s’opposer aux forces en présence, mais qui malgré tout conserve la dignité de sa fonction respectée de copiste de canons bouddhistes. La religion bouddhiste structure entièrement le récit, et amène à voir émerger chez les personnages des aspirations contraires dépassant les seules catégories du Bien et du Mal. Le réalisateur replace la Nature, la Vie au centre du récit et lui apporte dès lors une coloration cosmogonique tout à fait remarquable.
Autre grande réussite du film, son rythme : on ne sent pas passer ces trois heures, alors que pourtant, tout compte fait, l’action proprement dite du récit est circonscrite à quelques passages n’excédant pas la dizaine de minutes chacun. Des scènes de marche à travers la nature, en solitaire ou en couple, silencieuses et parfois accompagnées d’une musique traditionnelle et épique (annonciatrice des folies grandiloquentes de Tsui Hark), composent la majeure partie de LotM ; ainsi que des phases où la tension s’agglomère, lentement mais sûrement, à partir des regards, des sous-entendus et autres infiltrations discrètes des personnages à l’insu du protagoniste, Ho Qingyun (Shih Chun).
Celui-ci est entouré de la magnétique Xu Feng et de la mystérieuse Sylvia Chang, qui jouent respectivement les rôles de Mélodie et Nuage. Deux regards, deux personnalités mystiques et ensorcelantes, qui finissent de faire des scènes « d’action » (dont je ne dirai pas la teneur exacte, pour préserver le plaisir de la découverte intact) des sommets de poésie et de suspense complètement à contre-courant des codes du wu xia pian traditionnel.
En résulte une pérégrination aussi bien physique que spirituelle, qui se termine en apothéose lorsqu’il est suggéré que la structure du récit pourrait bien ne pas être linéaire mais circulaire, reprenant de ce fait le symbole auspicieux de la roue dans le bouddhisme (dharmachakra), qui représente l’union de toute chose en toute chose et le processus d’apprentissage de la doctrine destiné à guider le disciple du Bouddha sur le chemin de l’Éveil. Chef-d’œuvre, M. Hu, ni plus ni moins !