Il s'agit de la première participation de Shintaro Katsu, et il ne fait pas les choses à moitié. Il ne se contente pas de renouveler les codes de la saga, mais en réinvente carrément la forme et la narration, tout en lui demeurant fidèle (la manière dont ce réalisateur-acteur s'est approprié sa propre mythologie m'a fait penser à Clint Eastwood avec son personnage l'Homme sans nom dans Impitoyable). Il s'agit selon moi de l'opus le plus moderne, plus réaliste, et plus vénère de toute la série des Zatoichi (et oui, je les ai tous vus).
Selon moi, deux thèmes majeurs sont traités ici. Il y a d'abord un thème visité de nombreuses fois, la sexualité du masseur aveugle, mais qui n'a jamais été traitée jusqu'ici au premier degré, à l'inverse, par exemple, d'un Misumi qui l'interprétait sous la forme d'un romantisme maudit avec la figure de la femme inaccessible ou dangereuse. Ensuite, la caméra épouse les points de vue des personnages en leur collant au corps, pour à la fois exagérer le champ limité de la "vision" de Zatoichi et l'impossibilité de ce dernier à sauver tout le monde. Cette proximité des individus les rend d'autant plus consistants, vivants, dramatiques.
La première scène pose le cadre de toute l'intrigue. Zatoichi rencontre une vieille femme, qui lui parle de sa fille, au milieu d'un pont parsemé de trous, et donc dangereux pour les passants. Alors qu'il lui offre quelques pièces pour la remercier de sa musique, elle tombe, un peu aidée accidentellement par le masseur aveugle. Ce drame va déterminer la marche de toute l'histoire.
Or, ce qui est captivant, c'est de voir à quel point Zatoichi est focalisé uniquement sur la fille de la vieille femme, travaillant dans un bordel. Après avoir gagné l'argent au tripot en trichant avec sa méthode traditionnelle utilisée depuis Le Masseur aveugle, sa mission est terminée, le monde qui l'entoure n'existe plus. Il ne perçoit pas les drames qui l'entourent, à savoir essentiellement la destinée d'une très jeune fille obligée de travailler au bordel et de son petit frère vivant aux dépends de sa soeur, et la cruauté des yakuzas qui exercent plus que jamais leur loi injuste sur les pauvres villageois. En ce sens, sa personnalité est dans la droite lignée de Voyage à Shiobara : plus que jamais il est dans sa bulle, uniquement redevable envers la prostituée dont il a tué la mère accidentellement.
Ainsi, il ne voit pas que la jeune fille est obligée, à 14 ans, de se prostituer, qui mériterait un traitement égal à sa partenaire. La cruauté des yakuzas n'est stoppée que par le courage du petit garçon, qui lance des pierres comme dans le précédent film, signe de rébellion contre l'injustice. Mais cette fois-ci, personne n'est derrière le petit garçon quand ça tourne mal. Les paysans se rebellent, mais trop tard, et sont repoussés par un samouraï, garant de la loi. Ayant personne au monde, le destin des deux enfants est scellé, sans aucune échappatoire possible. Leur destinée tragique m'a réellement touché.
D'autre part, Zatoichi ne perçoit même pas que la fille qu'il est en train de sauver n'a pas vraiment envie de l'être. Elle a ainsi un certain confort et gagne bien sa vie. J'ai eu l'impression que Zatoichi s'était trompé de personne, uniquement guidé par son devoir (et en quelque sorte par sa destinée, puisqu'il s'agissait d'un "coup du sort"), et non par son sens moral ou sa perception de la justice. D'autant plus qu'en sauvant l'une, il a précipité l'autre (qui n'était pas encore au premier plan, mais seulement une domestique) dans le malheur.
Jamais il n'a été aussi aveugle au monde qui l'entoure, submergé par les drames humains (les villageois et la jeune prostituée). Il n'est plus qu'un simple humain aveugle armée d'une cane-épée, poussé au gré du vent, ce qui, en le traduisant dans les termes de la série, signifie être poussé par son destin : par les accidents de la vie qui le poussent à tel ou tel endroit et demandent réparation, et par les yakuzas qui, uniquement motivés par l'argent que représenterait sa prime, l'obligent à utiliser la violence par réflexe d'auto-défense.
En outre, habituellement, la sexualité du masseur aveugle est traitée de manière mélancolique, romantique, ou mélangeant parfois le drame et la comédie. Mais jamais elle n'a été abordée de manière aussi crue, au premier degré. Cette fois-ci, l'alter-ego de Zatoichi est un pervers sexuel, une sorte d'éjaculateur précoce à l'inverse de l'autre, qui se contente de jouir (métaphoriquement) par procuration, en écoutant les ébats d'un couple. La prostituée qu'il a sauvée veut essayer de le dévergonder pour le remercier, mais Zatoichi refuse aussi sec. C'est vraiment symptomatique qu'une réalisation aussi près des corps de ses sujets soit freinée par le refus de Zatoichi à avoir des relations sexuelles. Alors que chez Kenji Misumi, le désir de la femme suffisait à le mettre en danger, cette fois-ci, c'est carrément son corps qui l'a mis en position de mort. La réponse de Zatoichi est simple : l'accomplissement sexuel est remplacé immédiatement par ses coups de sabre, devenant un véritable substitut sexuel.
Concernant la forme, je suis pratiquement certain que Shintaro Katsu a pensé à Hideo Gosha en réalisant son film, à cause de son utilisation des gros plans et du climax composé de boue et de sang. Il y a aussi des plans contemplatifs, tranchant avec la proximité omniprésente des individus, et qui annoncent déjà le travail de Takeshi Kitano, notamment A scene at the sea. D'autre part, j'aime beaucoup la traduction formelle du trauma de la victime innocente, restituant la vision du drame de manière émotionnelle. Ainsi, Zatoïchi ne m'a jamais autant paru humain, même dans les trois films insistant sur ses faiblesses (Voyage en enfer, The blind's swordman vengeance, Zatoichi’s Pilgrimage), grâce à la forme employée, déroutante au premier abord car elle renie tout l'héritage esthétique de la saga, mais qui permet ainsi d'avoir tantôt un rapport physique, tactile aux individus, tantôt un cadre contemplatif où aucune ligne de fuite n'est possible. Le drame humain et la cruauté des méchants sont d'autant plus prégnants.
Concernant la narration, elle n'a jamais été aussi dense que dans Le Justicier, mais sans la dimension politique de ce dernier. Les ingrédients de bases de la saga sont pourtant présents : le destin qui s'acharne sur Zatoichi, de méchants yakuzas et un samouraï qui veulent la peau de ce dernier, et une jeune femme qui veut coucher avec Zatoichi (je l'accorde, ça c'est différent, Zatoichi étant plus habitué à un amour platonique). Ce qui est si comparable entre ces deux histoires, c'est la manière dont les événements et les personnages débordent la petite sphère de Zatoichi, sauf que cette fois-ci, ce dernier n'y peut absolument rien, sauvant seulement celle qu'il avait en vue dès le début, et sa propre vie, sans se mêler de la vie des autres individus qui ont pourtant bien plus besoin de son aide.
Enfin, le climax est absolument magnifique, rivalisant avec les meilleurs de la saga, et dignes des duels finals des westerns spaghetti tels que Django. Zatoichi n'a jamais été aussi vulnérable, peut-être Le défi mis à part, affrontant ses ennemis avec les mains blessées.
Bref, Shintaro Katsu signe, selon moi, l'un des tous meilleurs Zatoichi avec forcément Le shogun de l'ombre. Innovant par sa forme et sa narration, La blessure remodèle complètement les codes de la saga.