Sous le basalte, de la lave en fusion.
C'est un de ces films des années 1940 qui commencent par un meurtre, continuent par un procès et se terminent en drame. Le décor est ici une plantation d'hévéas à Sumatra : la femme d'un planteur bonne pâte, Mr. Crosbie, abat de plusieurs coups de pistolet un homme. Les boys vont chercher la police, sous l'oeil d'une inquiétante Chinoise. Puis les autorités écoutent avec beaucoup de tact la déposition de Mrs. Leslie Crosbie : elle a tué en état de légitime défense, Hammond voulait la violer. Mais bien vite, en dépit de l'excellente réputation de Mrs. Crosbie, il est question d'une lettre qu'elle aurait écrite le jour du meurtre à la victime - alors qu'elle jure ne pas l'avoir vu depuis plusieurs semaines.
Il y a plusieurs éléments qui pourraient faire de ce film un véritable cliché du Hollywood des années 1940. Tout d'abord la musique pénible de Max Steiner, qui tire tout vers le drame, mais avec bien trop d'affectation. Et puis les quelques airs de jazz façon Glenn Miller que l'on entend quand il y a une fête chez les Crosbie. Il y a aussi le code Hays, qui ici marche à plein : à peine une scène de baiser, tout le reste relève du verbal ; des allusions très indirectes à l'opium, l'alcool, toutes ces vilaines choses qui font de la peine à Jésus ; des dialogues assez guindés. A cela s'ajoute enfin le jeu "années 1940" des acteurs, que l'on a beaucoup surestimé. Il faut croire qu'il restait encore, dans ces années-là, quelque chose du hiératisme parfois un peu cabot des vieilles stars du muet. Je suis dur, les acteurs incarnent très bien leurs personnages, je veux juste dire que c'est assez typé.
Et pourtant, pourtant... quel festival, d'un bout à l'autre !
- Dès la première séquence, avec ce beau travelling qui descend d'un fût d'hévéa en train de dégoutter, pour traverser le dortoir des indigènes puis aboutir, toujours dans le même mouvement de grue - en fait non, j'ai vérifié, il triche, mais bon - sur une véranda. On entend un coup de feu. Un homme sort en titubant. Une femme en noir lui tire encore dessus. Insert sur les indigènes qui se réveillent. Puis plan inoubliable : l'homme s'effondre à nos pieds, pourchassé par le bras inflexible de Bette Davis qui lui loge encore quelques pruneaux. La caméra monte lentement vers le visage froid de Davis. Rumeurs des colonisés et des chiens. Puis on lève les yeux : la lune disparaît un moment, projetant son ombre sur le visage de Davis, puis réapparaît. Tout est posé.
- L'image me rappelle "Boulevard du crépuscule" de Wilder ou "The Shanghaï gesture" de Von Sternberg. Le noir et blanc est sensuel, suggère une atmosphère lourde. La végétation est exubérante, vaguement menaçante, alors que les bâtiments et leur décorum colonial sont faussement rassurants, à l'image de l'étude de l'avocat Joyce.
- Et la vision coloniale ? Elle est plus fûtée que l'on ne pourrait penser. Le monde des colonisés n'est pratiquement pas représenté, mais à l'image de la victime, que l'on ne verra jamais. Le peu que l'on voit (le dortoir du début, la boutique dans laquelle l'échange de la lettre a lieu). Le personnage de Mrs. Hammond, une Chinoise qui ne dira pas un mot en anglais, est assez conradien. Elle paraît incompréhensible et menaçante au départ, puis ses motivations deviennent fort compréhensibles. A défaut de dénoncer la colonisation frontalement, le film montre le fonctionnement de la société coloniale, avec ces colons qui pensent incarner la civilisation mais ont des motifs matérialistes et mesquins, pour si humains qu'ils soient. Bien sûr, il y a le personnage désagréable du clerc chinois, Ong. Mais c'est son caractère équivoque, puisqu'il mime l'Occident en rejetant sa culture, qui le rend antipathique.
- Le motif de la lumière et des ténèbres est fort bien exploité. Quand elle abat son amant, Leslie est en noir. Quand elle va acheter la lettre, elle s'emmitouffle dans un châle en dentelle qu'elle a brodé elle-même - mimant l'innocence. Enfin, il y a cette formidable séquence de fin dans le jardin : Leslie sort, sachant que son couple est détruit. La lune disparaît à nouveau derrière un nuage. Elle vagabonde dans le jardin qui rappelle le passé révolu. Elle parvient au portail, où l'attend Mrs. Hammond - et son destin. Après le meurtre, la lune réapparaît. Quelle belle idée que cette lune qui observe le personnage d'au-dessus d'un palmier, ou dont la lumière filtre à travers de lourdes portes à persiennes que l'on finit par ouvrir, horripilée.
Pour résumer, ce film, en dépit de quelques traits qui l'inscrivent résolument dans les années 1940, est à mes yeux un des Wyler les plus personnels, les plus intenses, les plus enthousiasmants. En plus, ici, il arrive à mettre un peu à distance sa fascination pour Bette Davis : parfait.