Le documentaire de Guillaume Massart sur un centre de détention très particulier compte de nombreuses maladresses et fourmille de partis pris qui invitent à la circonspection. Casabianda est une prison corse défiant largement les définitions et les idées que l'on peut nourrir au sujet de ces lieux de privation de liberté : située au sein d'un très vaste domaine agricole, c'est une prison dépourvue de barreaux dont les uniques délimitations sont matérialisées par la mer, par la forêt, et par des panneaux indicatifs de fin de zone. De cette configuration littéralement exceptionnelle, on n'en saura rigoureusement rien, si ce n'est quelques détails qui affleurent par hasard à la surface de quelques conversations entre le réalisateur et les détenus devant sa caméra. Il s'agit sans l'ombre d'un doute d'un choix parfaitement conscient de la part de Massart, qui souhaite seulement nous faire savoir que dans cette prison, 80% des hommes sont incarcérés pour des agression sexuelles, et que beaucoup ont eu lieu à l'intérieur du cercle familial et sur de jeunes mineurs. C'est l'unique information qui nous parvient en tout début de film, dans un encart introductif très concis. L'idée sous-jacente : faire le point focal non pas sur le lieu mais sur les personnes qui le peuplent, en profitant de la liberté relative dont ils jouissent (pour quelles raisons, on ne le saura pas non plus) pour se laisser aller à des dialogues au très long cours, s'étalant probablement sur plusieurs mois voire plusieurs années.
Les maladresses se retrouvent également dans la technique pure, dans cette caméra que Massart ne maîtrise visiblement pas très bien, comme en témoignent ces nombreux mouvements nauséeux, dans la longueur de certaines séquences vides de sens, mais aussi dans la position qu'il adopte. Le réalisateur est très présent, que ce soit à travers son "œil" ou ses questions, et il arrive parfois qu'il se fasse trop insistant ou encore trop bienveillant dans la conduite des discussions — même si l'exercice reste très intéressant car, comme on nous le rappelle, il s'agit des "nouveaux monstres" parmi tous ceux engendrés par la société. Ce format presque carré, aussi, tout comme le grain très peu esthétique de l'image, affecte très clairement la façon dont on reçoit le message. On comprend très bien l'intention, tant ces décors naturels auraient débordé de photogénicité. Un vœu de sobriété, en quelque sorte.
Mais tout cela étant dit, La Liberté accède à des recoins à ma connaissance inexplorés et vaut sans hésitation aucune le détour : les réserves que l'on peut avoir ne sont que de menus obstacles si on les compare à ce que le documentaire a à offrir par ailleurs. Et les choses sérieuses commencent dès la formulation du titre, puisque cette notion de liberté sera bien sûr abordée à de multiples occasions — mais sans que ça ne constitue nécessairement le cœur du sujet, de manière assez étrange. Le projet de Massart s'est sans doute construit au fur et à mesure, au gré des discussions, modelé par ces dernières mais dans un second temps, après l'impulsion de curiosité générée par ce lieu si singulier. Au final, l'incarcération au grand air ne sera pas en elle-même porteuse d'un véritable enjeu : c'est plutôt la libération de la parole des détenus qu'elle occasionne qui en bénéficiera.
C'est finalement vers cela que le film tout entier se dirige : la parole du prisonnier. D'abord méfiante, dans les premiers plans du film, lorsqu'un détenu hors-champ insiste pour ne pas apparaître à l'image. Le plan est initialement très large, on ne distingue que les corps au loin, pas les visages. Progressivement, tout au long d'une première partie s'apparentant à une forme d'apprivoisement, le champ va se réduire pour se concentrer sur une petite galerie de portraits particuliers — ceux qui ont bien voulu se confier, on imagine, au fil du temps et des venues du réalisateur. Choix du montage ou volonté des détenus, très rares sont ceux qui aborderont les raisons pour lesquelles ils ont été condamnés. Mais cela n'exclut pas une sorte de cheminement, au cours du documentaire et à la faveur des rencontres récurrentes : en se focalisant sur seulement une poignée de condamnés, on suit l'évolution du rapport qui se crée entre eux et Massart autant que la formulation d'une pensée introspective, entre philosophie et psychologie. Il n'y a absolument aucune forme de jugement moral dans le documentaire. De ce terreau-là, extrêmement fertile pour ceux qui s'intéressent à de tels portraits indépendamment des crimes commis (dans la mesure du possible), germeront des témoignages incroyablement puissants. L'un d'entre eux trouvera à la toute fin une extraordinaire épiphanie, au détour d'une confession aussi sobre que sincère et bouleversante, comme ça, l'air de rien, avant qu'un "tu veux un café ?" ne vienne clore la séquence particulièrement troublante. Quand cette dernière barrière-là s'effondre, le film prend une dimension totalement nouvelle.
On pénètre dans l'univers de La Liberté en étant un peu dérangé par son aspect brouillon, avant de réaliser que tous ces écarts à la normalité constituent autant de points d'attaque contre le rempart de nos certitudes. Entre une balade en bord de mer entouré de chats semi-sauvages et une chanson relevant plus de la psychothérapie que de la musique, entre une réflexion sur la prison comme "outil de désinsertion" et une autre sur la prison comme "outil de reconstruction", au terme d'une peinture bigarrée et parcellaire de la responsabilité, de la culpabilité, de l'enfermement et de l'isolement, La Liberté aura parcouru un bon bout de chemin.
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