Guillaume Massart, parti pour filmer un lieu particulier (une prison ouverte, au bord de la mer, en Corse), se trouve soudain animé par la nécessité de filmer les hommes qui y vivent, d'enregistrer leur parole, de l'accompagner pour certains, de la faire advenir pour d'autres. Ce ne sont pas n'importe quels hommes : il s'agit de gens qui ont commis un inceste.
Ces criminels, si reclus soient-ils, mis au ban de la société, ne cessent de penser leur place dans cette société. Il y a chez eux, m'a-t-il semblé, un très fort sentiment d'appartenir à une espèce plus vaste (est-ce la proximité de la mer ?). Le sentiment aussi, d'avoir dévoilé, par leur crime, l'aspect le plus impensé de l'espèce, et, en ce sens, une forme de responsabilité immense, comme s'ils devaient répondre à une question qu'aucune phrase ne formule, mais que leurs actes ont malheureusement devinée. Guillaume Massart filme des hommes qui pensent, à voix haute, dans une prison sans mur. Des hommes enfermés dans leur tentative de répondre à une question folle.
S'il n'était question que de les accompagner, la durée du film ne serait pas justifiée. Mais parmi les prisonniers, il y a un homme, plutôt secret, qui décide de s'emparer de la présence du cinéaste pour se livrer, au fil des quatre saisons pendant lesquelles le tournage a eu lieu, à un déploiement spectaculaire. On le voit, peu à peu, accepter de montrer son visage, sonder son inconscient, fouiller ses souvenirs, tenter de se comprendre malgré le dégoût et la haine que cela lui inspire, puis dire, enfin, tout ce qui a été, et qui ne sera sans doute plus jamais. On voit, à l'écran, naître une pensée, une pensée qui n'est pas délirante, mais structurée. On voit (et c'est là que le film est vraiment bouleversant) un homme détruit depuis l'enfance, qui a détruit d'autres enfances après la sienne, se relever, mettre un terme au carnage, par la pensée, par la parole, par le regard de l'autre. Son courage est immense. On le suit, dans la dernière scène, dans un sous-bois, claudiquant tandis que le jour décline, jusqu'à ce qu'il se révèle enfin, comme Cyrano à la fin du film de Rappeneau, révélant à Roxane qui il est vraiment.
Tout le film est habité par une exigence de vérité. La position du cinéaste, en ce sens, est très juste. Maladroit par instants, parfois trop bavard ou sur la défensive, il nous permet, à nous, spectateurs, de ne pas admirer sa droiture, mais de bien voir où se situe chacun des hommes qu'il interroge. Il laisse l'un le manipuler, l'autre s'émanciper. La plupart des entretiens ont lieu dans les cellules, bien que celles-ci ne soient pas fermées. Pourtant, on pense tout le temps au paysage, à la plage, aux chats qui ne sont pas loin, au cochon sauvage du premier plan, aux villages avoisinants. On est dans ces cellules, mais le monde y vient lui aussi. On est en Corse, mais on pense au continent, car les prisonniers ont souvent des accents qui révèlent la région de laquelle ils viennent, comme un souvenir à leur insu. Le film nous prouve à chaque image que ces hommes ne sont pas seuls, ne peuvent pas l'être, malgré tous nos efforts pour ne pas les comprendre. Efforts immenses : bien que tous aient commis le même crime, le mot "inceste" n'est jamais utilisé par la justice pour désigner ce qui les réunit dans cette prison. J'ai beaucoup pensé, en voyant le film, au double-sens de "mettre un terme" : mettre un terme sur l'inceste, c'est peut-être mettre un terme à sa perpétuation. En tout cas, il est beaucoup question, dans La Liberté, du pouvoir ahurissant de la parole. Chaque personne qui s'y intéresse se passionnera sans doute pour ce film.