Les Herbes sèches est un film sur un homme qui ne voit plus, parce qu'il n'y arrive plus, et parce qu'il ne veut plus se voir lui-même au coeur de tout ce qui lui arrive. Il prend des photographies et enseigne le dessin et la perspective dans un village enseveli sous la neige, où la moindre présence fait signe en émergeant du blanc, où les hommes sont armés, où la nuit des coups de feu éclatent sans qu'aucune guerre ne soit annoncée.
Rien n'est nommé, d'ailleurs, parmi les choses qui arrivent : ni l'emprise qu'exerce le professeur sur sa jeune élève (le rectorat, soulagé, peut étouffer l'affaire), ni la blessure du colocataire abusé par un triangle amoureux... Pourtant tout est montré : les rendez-vous pris à l'insu de celui qui ne pensait pas tenir la chandelle, les petits cadeaux à la favorite, la main autour de la taille de l'élève, la subtilisation d'une lettre d'amour. Le film ne fait pas d'insinuation (Haneke, Lanthimos, Ostlund, Von Trier, etc... auraient fondé toute leur dramaturgie sur le fait de laisser le spectateur dans le doute ; Nuri Bilge Ceylan révèle, saisit ce qui s'est passé, et le déploie avec intelligence (c'est-à-dire avec son intelligence, et la nôtre également), pour qu'on cesse de douter et qu'on commence enfin à penser), pourtant il endosse le point de vue du coupable, en le précipitant dans toutes sortes d'intrigues, d'affects et de conversations contradictoires, en montrant comment il se défend, comment il n'a de cesse de se défendre, parce que son existence l'humilie et qu'il ne sait plus pourquoi il vit, mais sans vouloir déchoir de son rang pour autant - bref, parce qu'il est un être humain plutôt normal. De même, la rébellion de la jeune élève n'est pas un mouvement d'émancipation dont elle serait l'héroïne consciente et décidée mais une chose qui arrive, même ici, dans ce village perdu, parce que c'est l'air du temps, et parce qu'il souffle suffisamment loin pour que ça l'emporte elle aussi, même si ça la dépasse. Jusqu'au point où cet air pourrait tout aussi bien ne plus souffler et s'oublier aussi facilement qu'il est arrivé : "Vous viendrez à la kermesse ?", demande la jeune fille que le professeur vient de manipuler, déjà plus vraiment fâchée, simplement pressée de vivre au contraire de tous ces fantômes qu'on nomme les adultes.
Je ne sais plus comment sont fabriquées les scènes des films précédents de Nuri Bilge Ceylan. Je crois me souvenir que Winter Sleep était plein de plans séquences, mais je me trompe peut-être. Alors je ne sais pas si c'est une nouveauté dans son cinéma, mais j'ai trouvé Les Herbes Sèches extrêmement découpé. Toutes les scènes de discussion sont dynamiques, proposant à chaque réplique ou presque un nouveau cadre, un nouvel axe ; et, pour les personnages, un nouveau visage, une nouvelle façon d'être au monde. Ceylan les scrute, tous, avec l'insistance du photographe que son personnage tente d'être. Il veut voir d'eux tous les aspects, les angles, toutes les lumières. Il se colle à un héros difficilement défendable, prétentieux, bouffi d'orgueil, autoritaire, roublard et lâche, pour que son film soit le plus complexe possible. Et c'est précisément ce qui arrive. Il dépasse les questions d'empathie et d'antipathie, d'identification et de rejet, pour cerner quelque chose de l'humain, et la forme de son film s'y prête parfaitement.
Une scène m'a particulièrement ému. Le personnage principal, Samet, vient de passer une nuit avec une femme, Nuray, qui l'a renvoyé à son inaction, à sa paresse politique, à la façon dont son esprit critique l'enferme dans le ressassement et la plainte. Quelques jours après, au collège où il travaille, des cartons ont été livrés, pleins de vêtements pour les enfants dont les familles sont les moins aisées. Samet est assis dans la remise et reçoit les élèves un par un pour qu'ils choisissent un anorak, un pull, des chaussures, etc... Une jeune fille entre, que le professeur croit n'avoir jamais vue. "Tu es dans ma classe ?", lui demande-t-il. Elle répond oui. Il lui demande son prénom et la trouve sur sa liste. Elle a besoin de bottes. Elle choisit une paire, rouge, au fond du carton. Elle n'ose pas quitter la remise tout de suite, parce que le professeur est absorbé par son téléphone et ne voit pas que la jeune fille a terminé. Son embarras à ce moment-là, sa timidité, son humilité sont ce que j'ai vu de plus poignant chez un acteur ou une actrice au cinéma depuis longtemps. Et Samet, lui, n'a jamais remarqué cette jeune fille pauvre, à qui il enseigne pourtant le dessin depuis plusieurs mois. Toute la violence est là : il est possible de ne pas voir, il est possible d'ignorer quelqu'un, d'y être indifférent, et ainsi de le maintenir à sa place. Samet ne voit pas, ni la jeune fille, ni que le collège dans lequel il travaille est ce qu'il y a de plus important, de plus inespéré dans cet endroit du monde.* Il se refuse à comprendre qu'il contribue, malgré toute sa mauvaise volonté et ses agissements égoïstes, à transmettre quelque chose de plus grand que lui. Il n'y arrive plus, comprend-on. Toujours très tchekhovien, Ceylan nous propose de suivre un personnage qui pense que la vie commencera plus tard, à Istanbul, sans s'apercevoir qu'elle est là, déjà, entièrement donnée, et que c'est tout ce qu'il y a à vivre. Et puis, un jour, les herbes réapparaissent, le monde resurgit, le blanc s'efface au profit de toutes les autres couleurs. Et la vie est déjà passée.
*Le film, pour autant, n'enterre pas le paysage qu'il a choisi d'arpenter sous une malédiction. "Tu retrouveras tous tes problèmes à Istanbul", prédit Nuray à Samet.