Le tout premier plan de ce film de Nuri Bilge Ceylan, à savoir celui d'un homme marchant péniblement au milieu d'un paysage étouffant sous la neige, se rendant sans enthousiasme sur son lieu de travail, symbolise ce qu'est le film.
Ce dernier raconte l'histoire d'une frustration ordinaire. Celle de Samet, un professeur d'arts plastiques dans un collège, avec un bas salaire inclus, coincé depuis quatre ans dans un coin bien paumé et qui souhaite ardemment en sortir, en désirant être muté à Istanbul.
Bien au-delà de cette situation professionnelle peu enviable, le monsieur est insatisfait de tout le reste. La réalité est toujours décevante par rapport à ce que l'on souhaite ou croit souhaiter. Même quand des désirs se réalisent, cela n'apporte pas la satisfaction attendue. Et comme beaucoup de personnes sur cette planète, le protagoniste se trouve un peu satisfait quand les autres partagent sa frustration, le rassurant dans une forme de médiocrité, se trouve à plonger dans le paradoxe de vouloir être seul tout en fréquentant pas mal de personnes (à l'échelle de son bled, cela s'entend, dans un nombre très restreint de lieux !), en voulant être le centre d'intérêt. Tout ce qui pourrait le sortir mentalement de cet état (comme un engagement pour une cause !) ne l'intéresse pas, préférant se confiner dans son soi. Seule sa passion de photographier les gens l'empêche de se morfondre et de se complaire complètement dans la misanthropie.
Sur les près de trois heures et vingt minutes de film, on suit un personnage non dénué d'ambiguïté, de contradictions, pas toujours sympathique... bref, un humain sonnant crédible, comme on peut l'être, comme on peut en croiser tous les jours. Même les dernières minutes, s'autorisant la voix-off de notre frustré, révélant ses états d'âme, sa vision du monde, ne clarifient guère ce qu'il en est. C'est tant mieux. On ne peut pas tout savoir de tous et de toutes.
Le large format d'image 2.39 : 1 contribue à illustrer une sensation de solitude intérieure constante. Le champ-contrechamp est habilement utilisé pour marquer la distance entre deux personnes (je pense, bien évidemment, aux longs échanges entre Samet et la professeure d'anglais !). Je suis sûr que l'on pourrait écrire tout un article rien que sur l'utilisation faite ici des portes et des miroirs pour révéler les caractères ainsi que les esprits. Sans parler des petits indices discrets ou implicites, par-ci par-là, pour faire ressentir ce qu'est la société turc.
Il y a, hélas, à un moment donné, en caméra portée, un instant lors duquel l'envers du décor est dévoilé (oh merci, je n'aurais jamais deviné qu'en fait des comédiens étaient entourés de techniciens et d'équipements lors d'un tournage !), m'ayant fait quitté inutilement le contenu d'ensemble pour avoir du mal à le reprendre tout de suite après (oui, dans les commentaires, j'aurais certainement le droit à deux-trois paragraphes bien argumentés pour motiver ce choix, mais j'aurais préféré être maintenu, en toute lucidité, dans l'illusion ; je sais que c'est faux, mais, cependant, je n'ai pas envie qu'on me rappelle quand je suis une immersion aussi intense dans un drame réaliste, s'écartant de la moindre envolée lyrique !). Ah oui, quand on fait boire ses acteurs, on évite juste de leur demander de prétendre siroter de temps en temps une gorgée. D'accord, le thé, ça fait sacrément pisser, mais il n'y a pas de toilettes dans les studios ?
Bon, bref, à l'exception de l'embardée hors récit et de la manière de se désaltérer, Les Herbes sèches est un très beau (gros !) morceau de cinéma sur le plan de la technique et le portrait complexe réussi d'un homme frustré ordinaire.