Le dernier plan de La Ligne Rouge, troisième et dernier film à ce jour de Terrence Malick, sorti en 1998 après Badlands (1974) et Les Moissons du Ciel (1979), semble s'afficher comme une référence pour le moins explicite. Au sein d'une parfaite construction horizontale – l'eau, les montagnes, le ciel – se dresse une ligne verticale d'une grande pureté formée par l'érection d'un jeune arbre. Ce plan évoque sans doute possible l'ouverture et la fermeture du Sacrifice d'Andrei Tarkovski et, par conséquent, L'Adoration des Mages de Léonard de Vinci. En effet, le générique du film de Tarkovski scrutait avec précision le tableau de Vinci, focalisant premièrement sur la main de l'enfant Jésus et sur le visage d'un des mages agenouillé, pour suivre ensuite, au moyen d'un lent panoramique vertical, le tronc de l'arbre. Le mage, à l'instar de tous les personnages tarkovskiens, est en communion totale avec la terre (sa seconde main et ses deux genoux y reposent et semblent enracinés).
La similitude plastique est trop flagrante pour qu'il puisse s'agir d'une coïncidence. La disposition classique des deux plans de Tarkovski fait se superposer trois strates distinctes et horizontales, la terre, la mer et le ciel, ordre troublé par la verticalité de l'arbuste. Si Malick clôt La Ligne Rouge par un plan similaire, ce n'est certainement pas par maniérisme mais bien pour ancrer son œuvre dans des perspectives tarkovskiennes et, par extension, théologiques.
La Ligne Rouge se déroule durant la Seconde Guerre mondiale mais ne prétend pas traiter du conflit dans son ensemble. Il n'en relate qu'un court épisode, la prise d'une colline de l'île de Guadalcanal en Mélanésie en 1942, bataille opposant les forces américaines et japonaises. Allant à l'encontre des canons hollywoodiens, La Ligne Rouge ne place aucun personnage en héros archétypal mais préfère proposer une multiplicité d'individualités. Puisqu'un processus d'identification est néanmoins nécessaire, celui-ci se cristallise autour de Witt (interprété par Jim Caviezel) propulsé presque malgré lui au centre du film. En fin de récit, accompagné de deux autres soldats lors d'une mission de reconnaissance le long d'une rivière, Witt détourne les troupes japonaises pour sauver son unité diminuée en s'offrant littéralement en 'sacrifice'. Plus tôt dans le film, nous apprenons que la femme du soldat Bell le quitte pour un autre. Fou de douleur, il pense certainement à la mort. Mais l'intelligence du propos de Malick fait qu'il ne sacrifie pas ce personnage-là, cet événement n'aurait servi qu'à distribuer du pathos et des larmes chez des spectateurs bêtement formatés. Le sacrifice de Witt est au contraire un geste pur – tant au niveau du récit que de la mise en scène – et sans justification évidente. C'est un geste religieux, un acte de foi.
Comment, alors, na pas penser à Alexandre, personnage central du film de Tarkovski, s'offrant en sacrifice pour sauver le monde (qui dans La Ligne Rouge est réduit à une troupe de soldats sur un territoire limité. Sauver sa troupe de l'attaque ennemie correspond bien à sauver le monde, son monde). De la même façon dans Nostalghia, film de Tarkovski précédant Le Sacrifice et abordant des questions similaires, deux personnages renoncent à la vie en s'offrant en sacrifice. Domenico, dans un premier temps, en s'immolant, puis Gortchakov par ses incessants allers et retours dans la piscine vide, portant une bougie et faisant tout pour qu'elle ne s'éteigne pas. Cette image nous ramène une fois encore à La Ligne Rouge, lorsque le capitaine interprété par Elias Koteas, face à une bougie, s'adresse à Dieu en lui disant : Est-ce que tu es là ?... En toi je place ma confiance. Plus tard encore, un autre soldat implore le ciel avec ces mots : Fais-moi voir les choses comme tu les voies. Witt et ses compagnons s'inscrivent dans la lignée des personnages tarkovskiens renonçant à une vie terrestre pour le bien de l'humanité.
Comme le mage de Léonard de Vinci accroché à la terre, les protagonistes des films de Tarkovski vivent en relation étroite avec les éléments, la terre bien sûr, mais aussi l'eau, l'air et le feu. Dans La Ligne Rouge, les personnages sont entourés par l'eau du Pacifique Sud, subissent le feu des nombreuses explosions, et Malick multiplie les plans – de coupe comme les brusques changement d'axe de la caméra – de cieux orangés ou bleutés. La terre reste l'élément prédominant de la structure du film, elle en est le moteur principal et s'inscrit dans la mystique tarkovskienne qui veut que l'homme doit faire corps avec la nature pour participer de son évolution. Peut-être qu'il y a une âme universelle dont chaque homme a une part entend-on dans La Ligne Rouge. En recherche constante du Paradis perdu, tel qu'il nous l'est présenté dans la première partie du film, Malick aborde des perspectives naturalistes non éloignées du Paradou d'Emile Zola dans La Faute de l'abbé Mouret.
Mais si Malick n'est pas non plus à considérer hâtivement comme un cinéaste tarkovskien – son rapport au temps est par exemple radicalement différent -, les signes présents dans La Ligne Rouge sont révélateurs d'une affiliation évidente. Le plan final de 'l'Arbre de Vie', poussant entre terre et eau, germe d'espoir et de régénération au sein du chaos, est plus qu'un indice, il est un aveu.
FrankyFockers
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le 24 janv. 2012

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