On entre dans le film "in medias res" comme parfois en littérature où il est plutôt de mise de peindre le caractère de son personnage avant de le faire agir. Thierry est en plein rendez-vous avec son nouveau conseiller pôle emploi auquel il tente d'expliquer, sans succès, qu'il a fait un stage pour rien, comme 13 des 15 personnes qui ont suivi la formation avec lui, et qu'il voudrait bien savoir pourquoi. Tout le film sera d'abord construit ainsi, sur des dialogues de sourds, entre des personnages qui ne se comprennent pas, ou n'ont pas les mêmes intentions dans le discours. Construites dans de longs plans séquences, fluides, le film propose avant tout des confrontations ou des scènes de la vie ordinaire. La colère de Thierry est d'abord analysée puisqu'il passe un long moment à négocier, discuter et, surtout protester. Face à lui, il rencontre des barrières : employeurs déjà décidés à ne pas le prendre avant même la fin de l'entretien d'embauche. Même quand il vient parler de l'avenir de son fils, de ses études, sa banquière lui parle d'assurance décès. Alors Thierry cherche, se fait un peu aider par pôle emploi qui l'envoie dans des ateliers où son attitude est analysée dans les moindres détails. Là encore, dialogue de sourds, son corps ne correspond plus à ce qu'il est : un demandeur d'emploi. Thierry est présenté comme un homme droit, combatif, mais aussi un homme fatigué, marqué par la vie. Dans sa vie de famille, Brizé filme des instants de tendresse, par la danse notamment (déjà si importante dans Je ne suis pas là pour être aimé), avec sa femme. Pourtant, en dehors de ces moments dansés, le silence domine.
Quand Thierry reprend le chemin du travail, il exécute les ordres qu'on lui donne, même constat que dans "Je suis un soldat", on obéit. Pourtant, c'est plus qu'à contre coeur et uniquement comme observateur, même s'il répète quelques phrases toutes faîtes, qu'il effectue son nouveau job de vigile. Traquer la moindre petite erreur d'un de ses collègues, le faire quitter l'entreprise, ça n'est pas du tout sa vocation. On souffre d'ailleurs avec lui de ce flicage, Brizé sachant créer le malaise avec simplicité. On voit d'ailleurs sa résignation maladive dans une scène où sa vie lui apparaît en miroir. Une employée filmée pimpante, aimant ses collègues, faisant son travail depuis plus de 20 ans, est prise en train de """"voler"""" des bons de réduction. Convoquée par sa direction, elle nie d'abord les faits, proteste, se défend avant d'être acculée par son employeur et jetée sans ménagement. Misère simple, étouffante. Thierry est de toutes les scènes et son silence se fait de plus en plus prégant au fur et à mesure que le film avance.
Brizé livre un constat, à coup de longs plans parfois étouffants, utilisant même les images de vidéosurveillance. Cette "loi du marché", Thierry la connaît en recherche d'emploi,mais surtout au sein de l'entreprise. Cette sacro-sainte loi brise des hommes, les broie, les soumet. Thierry ne plie pas, mais il n'a cependant pas la force d'y résister. Les plans se répètent, les gestes aussi, la démarche. Le corps se déploie comme souvent chez Brizé qui adopte ici un ton quasi documentaire. On le connaissait en maître du réalisme, ici si tout est construit, tout sent la réalité. Acteurs non professionnels, caméra au corps à corps avec les acteurs. Brizé n'a pas à rougir de cette recrudescence de réalisme, au plus près des ouvriers. C'est après tout la vocation première du cinéma, né devant les usines Lumière. On y voyait alors des employés sortir de l'usine. Fabriquée cette scène était surtout aux prises avec le réel et une certaine réalité sociale. Depuis, la magie s'est aussi emparée du cinéma. Pourtant, sa dimension sociale n'a pas disparue. Aujourd'hui Brizé recherche l'épure plus que jamais, la sobriété, même s'il ne peut s'empêcher, à tort, d'ajouter des éléments misérabiliste, comme ce fils handicapé dont Thierry a la charge. Thierry est incarné par le seul acteur professionnel du film, soit Vincent Lindon. L'acteur se fond dans ce personnage avec une concentration et un effacement inouïs. Il est entièrement devenu Thierry, sans mimétisme, mais avec conviction. Quelque chose le porte ailleurs avec ce rôle, point d'orgue de sa collaboration avec Stéphane Brizé. Le voilà comme le chef d'orchestre agité puis silencieux de ce film éprouvant (non pas désagréable, mais difficile à endurer par quelques scènes magistrales et étouffantes notamment), du côté d'une violence devenue ordinaire, celle que subissent les "invisibles" d'un affolant monde du travail. Devenu tranchant et efficace, le travail de mise en scène de Stéphane Brizé a eu du mal à trouver sa place près des paillettes cannoises où Vincent Lindon a, lui, enfin été récompensé, pour la toute première fois de sa carrière.