Femme déracinée, peur de l'abandon, expérience intérieure, tempérament romanesque

Ce chef-d’oeuvre du cinéma fantastique est un grand incompris. Son économie de moyens pour un maximum de tension et d’ambiguïté est indubitable ; cela n’en fait pas un train fantôme classiciste, auquel cas il ne serait qu’un ancêtre des grossiers found footage. Ou plutôt, il est certainement un peu ça, mais il reste passionnant 50 ans plus tard pour des raisons bien supérieures. La plus grande richesse de La Maison du Diable vient de ses personnages : le docteur John Markway pourrait inspirer une franchise, Theodora être la reine d’un film noir. Et surtout Eleanor Lance est le véritable sujet.


La Maison du Diable, c’est celle d’une madame Bovary avec des raisons d’être tourmentée. Eleanor est une jeune femme si anxieuse et déchirée entre ses besoins et sa condition qu’elle semble à la fois beaucoup plus vieille que son âge tout en ayant l’air d’une enfant déboussolée, cherchant l’extase et un tuteur. Elle s’enfuie de la ville et de ses attaches ingrates à une sœur égoïste, pour rejoindre le Castel, un manoir excentré dont on a fait un hôtel, dans lequel logent de rares clients. Là, elle fait partie d’un trio impliqué dans les recherches expérimentales du docteur Markway, cherchant à capturer des manifestations invisibles qu’on qualifierait généralement de surnaturelles. Parmi les deux autres, Theodora, une femme extravertie et élégante, une dominatrice morose aussi, auprès de qui Eleanor se sent à l’aise.


Réalisateur prolifique, actif pendant trois décennies, Robert Wise (West Side Story, La Maison du Bonheur) signe ici un de ses meilleurs films et un modèle du genre (fantastique/horreur) et une référence du film de maison hantée. Au sein de cette lignée, il a laissé une emprunte profonde, inspirant directement Les Autres de Amenabar (un patchwork du cinéma d’épouvante de ces années 1950-1960) et Shining de Kubrick. Grâce à Wise et cette Maison du Diable, les grands studios (ceux de la MGM) surfent sur la vague du gothique, alors générée et toujours cristallisée par les films de la Hammer et de Corman. L’esthétique de la maison est éblouissante. Sa genèse également ; construite par un asocial, elle est labyrinthique, sans angle droit. Abondance de portes, de pièces, de couloirs ; trop d’ornement, de profusion. Cette maison est seule et autonome, l’élément humain n’est là que pour contempler sa singularité triomphante.


La bande-son est omniprésente et contribue à ce climat lourd, menaçant de prime abord mais néanmoins envoûtant. Wise la diffusait pendant le tournage pour conditionner les comédiens. En tant que film d’épouvante et de suspense, La Maison du Diable repose essentiellement sur la suggestion ; et l’auto-suggestion, légitimement qualifiable d’auto-intoxication, mais ce jugement manquerait de vision. Une phrase exprime le fondement psychologique d’Eleanor : « tout est si horrible et cependant si reposant ». Eleanor est la plus réceptive de tous pendant l’expérience, parce que son âme est disposée à entendre les cris les plus sourds et les sentences les plus sombres. Il existe un doute entre les propriétés paranormales effectives de cette maison et la part d’induction du docteur et surtout d’Eleanor.


Ce doute est en-dessous de la réalité à l’oeuvre, car il oppose des éléments s’alimentant. Les perceptions subjectives ou excentriques dans La Maison du Diable sont des symptômes francs, plus vivaces que des objets froids et sans densité, comme le sont les plates considérations de Luke Sanderson ou le cadre initial de Eleanor. Eleanor est l’élément manquant à cette maison, le réceptacle de ses songes, de son histoire. Elle comprend le langage de ce territoire. Sa peur, c’est celle de n’être pas à la hauteur des révélations sur son propre caractère. Et en dernière instance peu importe, car c’est ici, la source de sa vie, l’essence de sa chair.


Comme Les Innocents, autre classique de l’épouvante de l’époque (début de la décennie 1960), La Maison du Diable est avant tout un drame humain et (para)psychologique. Dans l’enfermement, elle trouve enfin la liberté et ce qui vaut plus encore : la révélation, du sens de sa présence au monde et de son unité. Cette harmonie était son rêve, elle implique une violence et une complétude permanentes. Au départ Eleanor était déchirée entre son besoin d’émancipation et de sécurité, manifestation de son aspiration à trouver des liens forts et sensés. Elle a survécu grâce à cet espoir.


Sa conscience est pressée et pour être comprise des autres, Eleanor dit qu’elle a toujours souhaité qu’il lui arrive quelque chose d’extraordinaire. Elle en garde la définition dans son monologue intérieur, mais passe son temps à l’exprimer, même explicitement, même sans le réaliser. Le sentiment d’Eleanor est plus profond qu’un caprice ou une confuse tentation de se plonger dans une quelconque aventure exotique et dangereuse : la force en elle vient de cette volonté de trouver, enfin, sa maison à elle. Une maison qui soit son sanctuaire et son destin. Elle la trouve, personne n’y voit rien, mais cela se passe. C’est l’égal d’une rencontre avec Dieu ou de découvrir les lois de l’Univers.


https://zogarok.wordpress.com/2015/08/28/la-maison-du-diable/

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le 28 août 2015

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