Concerto pour trois personnages et quelques silhouettes - avec solo final
Une précision initiale - il n'était pas question pour moi de revoir intégralement le film en cette fin de vacances. Même en connaissance de cause, l'épreuve reste trop lourde - durée conséquente, flot des dialogues, champ/contrechamp comme unique liaison entre les plans, espace fermé quasi unique et surtout jeu très particulier (aussi intéressant que faux) des comédiens: après avoir re-regardé quelques fragments, il faut du temps pour se (ré)adapter à la "musique" du film. A ce propos, sur le jeu des comédiens, dans la bouche de JP Léaud en personne, à qui on reprochait la rapidité de son débit : "Si j'avais joué à la manière de Brando, le film aurait duré dix heures ..."
Il y a d'ailleurs plusieurs critiques particulièrement intéressantes sur Senscritique, en particulier celle de Drelium, qui pointe à la fois les mille raisons qu'il y a de ne pas regarder la Maman et la putain, et les quelques raisons, bien plus fortes, qui le rendent fascinant. Et plus encore, cette critique insiste bien sur le côté le plus surprenant du film, son aspect absolument "réactionnaire", définitivement paradoxal, et passionnant.
http://www.senscritique.com/film/La_Maman_et_la_Putain/critique/3760820
Cette critique a deux finalités :
- tenter de montrer le rôle essentiel que joue la Maman et la putain dans l'évolution du cinéma (et même des idées) bien avant la fin des années 70 - en s'appuyant à cette fin sur le grand solo (celui de Françoise Lebrun) qui clôt le film; et l'on retrouvera évidemment le fameux paradoxe précédemment évoqué ;
- reprendre, compléter, affiner la critique que j'ai précédemment écrite sur Des Enfants gâtés (Tavernier) en la mettant en perspective, en la sortant d'elle-même, même si les deux films sont très différents, tant pour les idées développées que pour l'argument qui les soutient, et surtout par leur tonalité, infiniment légère dans le film de Tavernier ...
L'histoire de la Maman et la Putain commence par un malentendu - à cause du titre, à cause de l'époque (celle de toutes les provocations, de Pasolini, de Ferreri à Arrabal), du parcours de jean Eustache. La Maman et la putain ne recherche en aucune façon le scandale; au contraire il tourne délibérément le dos aux provocations de l'après 68, à l'exigence de rejet des conventions et de révolte permanente. Et ce faisant, il annonce, un peu avant bien d'autres films, le temps du désenchantement, de la fin des rêves et des révoltes. Il va même plus loin - il propose exactement le contraire de ces provocations rêvées (le plus souvent d'ailleurs bien plus rêvées qu'agies). La Maman et la putain ne fait pas l'apologie du ménage à trois (encore moins des communautés ...) mais montre bien celui-ci sous son pire aspect, entre jalousies, stagnations, complaisances et impasses.
- Un premier avertissement, évident avec du recul, est donné par le personnage d'Isabelle Weingarten (rendons-lui justice : le film compte en réalité quatre personnages, même si son interprétation est peu charismatique, conformément aux exigences du rôle, peut-être). La Maman et la Putain est aussi un hommage à Bresson et l'actrice reprend ici le rôle resté en suspens dans Quatre nuits d'un rêveur (mais je soupçonne Bresson, sur les questions abordées et sur l'empathie avec la période, d'avoir en réalité été bien plus ouvert qu'Eustache). Elle refuse de rentrer dans le jeu de la séduction "ouverte" proposée par l'homme (JP Leaud) pour privilégier une relation stable avec un homme stable, à travers le mariage. Et le couple ainsi constitué apparaît par la suite, durant quelques secondes, composé d'Isabelle Weingarten et ... d'Eustache en personne !
- la Maman et la putain est effectivement composé comme un concerto, avec trois personnages constamment en avant-plan, souvent en duo, quelques silhouettes croisées incidemment (pour relancer le torrent des dialogues) et deux immenses solos - celui de JP Leaud, lyrique, souvent confus, avec quelques moments de flamboyance et celui, inoubliable, de Françoise Lebrun - qui confirme de la façon la plus explicite, la plus brutale, et la plus désespérée le rejet définitif du rêve des années 70 : il fait sans détour l'apologie de l'institution du mariage, du couple constitué et permanent, s'oppose au sexe comme fin en soi et ne justifie l'acte amoureux que dans le cadre du couple et de la procréation. Et dans les tout derniers moments du film, le dandy détaché finit par céder.
Une question - jamais soulevée à ma connaissance : et si le titre du film ne désignait pas les deux femmes (B. Lafont en mère, F. Lebrun en putain) mais seulement cette dernière, dans un double rôle, celui qu'elle rejette désormais de la façon la plus brutale (la putain) et celui qu'elle entend désormais assumer (la maman) ?
La question est essentielle et demeure : Comment la femme peut-elle se situer entre ces deux pôles - dans un monde où désormais la plus grande confusion est entretenue, dans les conflits culturels ou civilisationnels (l'image de la femme / la mère peut être posée ici comme image de libération, là comme image d'aliénation), voire politiques, et toujours sous la menace de la récupération, du commerce et de la société du spectacle (Cf. la situation des FEMEN).
La scénario de des Enfants gâtés, qui doit moins à Bertrand Tavernier (largement dépossédé de son film) qu'à son actrice/scénariste Christine Pascal qui se l'approprie et le magnifie, sans rapport aucun quant à la trame narrative, repose sur un dilemme très semblable : Rougerie/Piccoli/(Tavernier) ne vit pas au coeur d'un ménage à trois permanent, mais sa vie est bien partagée entre deux lieux, entre deux séries de priorités etr de choix de vie, entre deux femmes. Il peut passer d'une à l'autre, non sans souffrance, mais sans souffrance définitive, avec la possibilité de toujours revenir au nid - et (sans qu'il en soit conscient évidemment) de reproduire le schéma presque infiniment. Cela reste assez classique, assez conforme aux codes sociaux (qui n'évoluent qu'en apparence et demeurent très favorables aux hommes) et assez confortable au bout du compte. La situation de la femme, comme dans la Maman et la putain, est très différente. Et Christine Pascal choisit une réponse très différente et radicale - celle de toujours affirmer sa liberté absolue de choix, dans les engagements (ou elle donne tout) comme dans les rejets et les ruptures. Ce faisant elle prend tous les risques - et dans le film l'ultime rupture (dans laquelle on ne peut manquer d'inscrire la tragédie qui définit toute sa vie) est certes assumée mais plus que douloureuse.
Il n'est pas certain que la mesure, le conformisme retrouvé (contre le conformisme de la pseudo libération des 70'), préconisé par Jean Eustache soit plus satisfaisant : la Maman et la putain s'achève avec des propos brutaux, une manière de soumission, du vomi hors-champ - et le destin personnel de jen Eustache, comme celui de Christine Pascal, est également frappé du sceau de la tragédie.