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« Ils ont trente ans et il est trop tard. »

Au début du film, l'ami d'Alexandre désigne sur la table de son appartement une pomme posée sur un journal : « ... tu as vu ma sculpture, je l'ai faite ce matin ».

Un peu plus tard, une question posée par Alexandre à cet ami :

« - Que fais-tu demain à 4 heures ?

- Rien bien sûr », répond l'ami, avec sérieux et détachement.

« Rien bien sûr ». Jetée dans le vent, la formule frappe notre plexus de spectateur. Telle une fléchette, elle déclenche notre perplexité, nous force à la saisie intellectuelle. Au spectateur de ramener dans du représentable la figure de l’ami. S’agit-il :

- d’une revendication libertaire ? L'affirmation (positive) d'une puissance marginale, d'une vitalité contestataire ?

- la colère du laissé pour compte ? L'aigreur (négative) de l'ostracisé ?

- la tristesse du résigné ? La mélancolie, l'apitoiement de celui qui a tenté mais échoué (ce qui dénoterait un idéal de vie perdu) ?

Notre aiguille est impossible à diriger en l’état. L'ami n'est ni un combattant, ni un colérique, ni un mélancolique — et l’aiguille cherche ailleurs, prend le problème à revers. Et remarque que l’ami n'est mu par aucun principe moteur. L’ami d’Alexandre est immobilisé, immobilisé par un fatum écrasant, un état de fait qui n'appelle qu'un constat laconique et désaffecté : trois mots. Le jeune homme se contente de résumer sa situation par quelques mots définitifs qu'il récite d'une voix blanche. Toute complexification de l'énoncé serait un début de réaction émotionnelle, voire, motrice, et il en est loin, il a dépassé depuis longtemps le cap de bonne espérance. En complément de ce "rien", le "bien sûr" forcit le caractère manifeste du rien. L'ami est parvenu à la fin des fins de son cheminement existentiel. Nous ne verrons pas là une forme d’auto-persuasion — la chose est actée. Nous n’imaginerons pas non plus une parole provocatrice — l'ami n'a pas besoin de convaincre qui que ce soit (qu'est-ce que cela changerait ?). Pour lui, demain ne sera pas "un autre jour", demain sera "le même jour", tout aussi vaporeux et vain — poussière impalpable de jours qui resteront strictement les mêmes, c’est-à-dire uniformément ternes, fades, fuyants, rappelés au néant. L'ami est un nihiliste passif, apathique, amorphe. Son quotidien s'écoule consciemment au fil d'un "rien" qui dérobe à sa capacité émotionnelle tout point d'accroche.

Toujours dans cet appartement, nous observons une fin de plan qui dure sensiblement. L'ami quitte sa chaise à bascule et Eustache la laisse seule dans le cadre, pendant ce qui semble une seconde superflue. La chaise continue d'osciller lentement sous nos yeux, appelant spontanément un effet de sens. S'agit-il de signifier une certaine nonchalance de dandy ? La sérénité du privilégié que rien n'affectera... le roulis de l'eau douce qui porte l'homme confiant... il semble bien que non. Poussé par notre rire, nous nous empressons de retourner la symbolique… Cette chaise est au contraire le refuge d’un jeune décadent. Elle le berce comme un enfant pour calmer ses angoisses avant de dormir/mourir. L'ami : un procrastinateur qui se laisse tanguer par l'eau "qui dort". Cap vers un horizon (vide), sans (surtout) regarder par-dessus bord. Ce qui gronde en-dessous, c’est le gouffre métaphysique, le sentiment du rien qui risque d'assaillir sa conscience.

Sautons à la toute fin du film, la conclusion de Véronika, tête penchée sur la cuvette. À Alexandre : « Ne me regardez pas. Je n'aime pas qu'on me regarde quand je dégueule. Tournez-vous ». Après que la caméra s’est tournée vers Alexandre, assis contre la machine à laver, vient le générique au noir et le silence. Le film retourne dans les limbes. Tout comme Alexandre est devenu muet, le flux fictionnel s'est lui aussi tari. « Bâtis ton film sur du blanc, sur le silence et l’immobilité » disait Bresson. Il est donc temps de débâtir. Car, éventuellement, leur affaire était mal engagée ? En tout cas les mots, et leur charge de rêve, ont été prononcés, durant le laps de temps qui leur a été donné. Place à la dé-poésie, au "vomi". Parle-t-on d’un "vomi du temps présent" ? Vomi d’une époque devenue insoutenable ? Ou vomi de la réalité, dégoût existentiel généralisé qui nous incite fortement à fermer les yeux ? Ce que l’on ne peut supporter, est-ce le présent, le monde contemporain (lecture politique) ? Ou bien une compréhension, neuve et éprouvante, de la réalité des fondements ontologiques de l’existence (lecture métaphysique) ? La Maman et la Putain : affront à l’époque, ou dernière provocation adressée à la fatalité ?

En premier lieu, remarquons que le début théorique du couple marié Véronika-Alexandre représente un point terminal. Le film s'arrête en même temps que la possibilité d'évolution de leurs vies d’adultes. L'idée motrice de leur union, évolutive, chargée de potentialités, se statufie brutalement. Tout se fige, les dés sont jetés, le mouvement s'arrête, le film peut bien aussi s'arrêter. On laisse en arrière la parenthèse de jeunesse — un film, une fiction — qui marque l'âge des possibles. Les jeunes trentenaires vont rejoindre la stase du couple malheureux. Ainsi le passage au noir qui ouvre le générique pourrait symboliser : le passage de l’idée volatile à l’état figé ; de l’illusion personnelle au réel (soit une mort symbolique) ; de l’espérance ivre à la désespérance lucide ; en tous les cas, il est un passage qui sépare le mouvement de l’immobilité, la vie de la mort, la conscience du néant. La conscience s’évapore, bienvenue dans le désert du réel, sortie du rêve, désespoir de la chute passée, le présent a déjà un goût de fin, acceptons-le, FIN.

Si le souvenir peut encore se déployer du côté de notre mémoire de spectateur (sur nos paupières closes par le générique), et nous inciter, nous, à la rumination, il n'y aura en revanche pas de souvenir gardé côté diégétique. Ce qui a été ingurgité est manifestement mal passé. Il y a comme un besoin de le régurgiter (Véronika), ou de plonger dans l'apathie (Alexandre). Les deux formes de la gueule de bois. L'alcool triste, l’amnésie de la fête, un léger KO, la pensée qui se suspend uniquement à ce qu’elle peut tolérer. Fin de la parenthèse "éthylique", retour dans le réel, FIN. Après la fête, le froid nocturne de la rue, le contact du sol, du carreau de cuisine. Que restera-t-il donc ? « Rien bien sûr ». Dans la diégèse, on préfèrerait presque se convaincre qu’il ne s’est rien passé. Et nous, spectateurs, faisons l’expérience de ce vertige d’avoir glané quelques-unes des dernières paroles d’un mourant. Des souvenirs qui ont appartenu à une mémoire qui s’est éteinte, perdant toute consistance sensible.

Une suggestion programmatique de Véronika : « Je crois qu'il faut se taire, se regarder en silence. Ou bien parler beaucoup parce que cela revient au même ». Précisément, en se taisant à la fin, les personnages transitent d'un régime à l'autre mais sans se méprendre. Qu’ils soient ivres de paroles ou oublieux dans la gueule de bois, ce ne sont que les deux faces d’une même pièce. Des mots pour patienter, en attendant de se taire — ce qui adviendra effectivement. D’où l’ébranlement du spectateur devant cette fiction qui, bateau sorti de nulle part, dérive puis sombre sous ses yeux, sans possibilité de lui venir en aide. Ne restent pour le public que des bribes de souvenirs à ruminer, et des questions. Que s’est-il passé qui justifie à la fin qu'il n'y ait pas d'union heureuse ? Leur vie ? Ils la noient dans l'alcool. L’amour ? Ils le recherchent comme une échappatoire. Véronika et Alexandre sont tous les deux épuisés, épuisés d'une vie décidément sans promesses. Ils savent que leur couple est une impasse. Ils se sont vaguement dupés, puis constatent avec effarement où l'affaire les mène. Ils réalisent aussi leur abandon de Marie, son malheur injuste, en échange duquel ils ne peuvent pas même faire valoir leur propre bonheur. Ils ont trente ans et il est trop tard, le flux verbal d'Alexandre s'est tari, Véronika dégurgite ce qu'elle a (trop) consommé (des mots creux, de l'alcool, une sexualité qui ne la satisfait pas). Alexandre, le bavard invétéré, l'intarissable, fait sa demande au bord de l'épuisement puis se tait, terrassé. À Véronika les derniers mots : « Ne me regardez pas », pour sceller sombrement le début de la relation. Qu'est-ce qu’il s'est donc produit ? Qu'est-ce qui est passé par là, dans le trajet du film, pour conduire à un épilogue aussi tragique ?... Dernière pudeur... « Ne me regardez pas quand je dégueule », comme une ultime préciosité. Au fond du gouffre de l'impudeur, Véronika essaie de croire encore un peu à l'idée de la pudeur, comme s'il y avait là quelque chose de vital à sauver. Peut-être y voir une clé : il est passé quelque chose qui est venu "tuer la pudeur". Quelque chose qui est venu autoriser à dire tout, tous les mots, à l'adresse de l’autre, à l'adresse du public — et Eustache de s’abandonner aussi à ce jeu.

Ce quelque chose, ce pourrait être mai 68, comme le laisse entendre Véronika : « c’est une vieille tristesse qui dure depuis 5 ans ». Dans l’esprit du film, mai 68 serait le cap à partir duquel les relations auraient commencé à prendre une autre couleur, plus authentique, mais aussi plus terne. Mai 68 serait le moment de la cristallisation d'une perte des repères hérités, et de sa fixation dans les consciences. Le point d’arrivée d’un nouveau rapport au réel, plus clairvoyant, mais plus triste car lavé de ses illusions.

Au titre de la réaction, nous argumentons sans mal que le monologue final de Véronika traduit une des lignes de force principales du film. L’argument est appuyé par la position de la tirade dans la continuité narrative, à titre de bilan. Et précédemment, trop d'indices concordaient avec cet état d'esprit. On pense aux propos critiques d’Alexandre ou Véronika sur l’avortement ou le MLF, des réflexions qui tirent vers la réaction à l'esprit contre-culturel : les jeunes n'ont concrètement pas en main les clés du changement, ni même envie. 68 leur aura définitivement ôté jusqu'au sens du goût. 68 leur aura fait croire qu'ils "pouvaient ne pas", et ils ont suivi cette séduisante idée ; maintenant, ils n'ont littéralement plus rien à faire, que traîner, parler dans le vent, tourner en rond… tourner toujours à droite, car le clignotant gauche est cassé, nous dit d’ailleurs l'air de rien l'amie qui prête sa voiture. Car les lucioles intermittentes de la gauche ne sont plus, semble nous dire Eustache, elles sont cassées. Elles ont été inopérantes, voire pire, elles auraient révélé un caractère de faux, de mirage théorique, intellectuellement malhonnête etc. Suivant toujours ce versant réactionnaire, le cas de Véronika est éloquent. Elle a une sexualité qui la plonge dans le "désespoir" à la fin. Elle prononce son monologue au bout de l'ivresse, soit le moment de la parole la plus vraie, la plus authentique. La persona s'effrite, illustrée par les larmes noires sur son maquillage blanc. Elle purge son mal-être, comme un cri arraché aux apparences. De quoi fait étalage Véronika en définitive ? De son attachement terminal à un modèle de couple traditionnel, un couple qui trouverait sa raison fondamentale dans le fait d'avoir un enfant. Et elle condamne la permissivité sexuelle avec une force de conviction qui semble tirée du plus profond des entrailles : les époux adultères seraient des « merdes » … À ce stade, si l’on supposait encore qu'Eustache valorisait sans nuance une sexualité libérée du couple traditionnel, voilà un contredit clair. Mais il faut aussi observer la représentation qu’il fait du couple polyamoureux. Les scènes d’amour à trois dans le lit dénotent que Véronika, provisoirement délaissée, est jalouse et malheureuse, tandis qu’à ses côtés, Marie et Alexandre sont gênés voire empêchés par cette exclusion. Pas plus de succès à trois : Eustache nous amène à comprendre que le rapport ne peut alors concrètement pas fonctionner. Comme une farce crue, les positions se cherchent mais ne peuvent pas se trouver. Enfin, le spectateur est amené à penser que ce couple élargi est répréhensible dans la mesure où il condamne d'avance le couple Alexandre-Véronika qui, lui, aurait pu être "concluant". Poussés à la dérive par leur désorientation (progressiste), les trois protagonistes se sont finalement sabordés. À tout prendre, il ressort du film le portrait d'une génération errante, égarée dans ses impasses. Qui a pleinement intégré la déconstruction des valeurs passées, mais n'aurait les ressources ni matérielles ni psychologiques pour développer un modèle alternatif. Collectivement comme individuellement, 68 comme borne du déclin.

Il y a pourtant un manque à l’argument, c’est que la nostalgie réactionnaire que distille le film est dépourvue de point référentiel précis. Sa rêverie serait celle, abstraite et indéfinie, d’une époque où, justement, on rêvait. La génération 68 a été rêveuse (d’une vie plus émancipée), comme leurs parents (d’une vie plus confortable) ou leurs grands-parents avant eux (d’un monde en paix). Mais la génération qui a connu 68 ne rêve plus. Âpre postulat, après 68, on n’a plus la capacité concrète ni de regarder frontalement le réel — enfin révélé, il est insoutenable, — ni de le rêver — car on ne dort plus, 68 nous a sortis de la caverne. Entre deux voies pareillement sans issues, Eustache ne présente qu'une absence d'issues. Ainsi, si le film se positionne en réaction contre l’impact sociétal de 68, il le fait d’une manière à préciser : en tant qu’il est fondé sur un soubassement nihiliste. S’il exprime en creux la volonté d’un retour à un avant, il le fait avec cette nuance cruciale. Le réactionnaire dira : « avant c’était mieux » ; plus retors, le nihiliste post-68 dira : « avant, si c’était mieux, c’est que l’on s’illusionnait davantage ». Nous avons déjà évoqué la figure de l’ami, or Alexandre semble parvenir progressivement au même stade. N’oublions pas non plus que Veronika disait elle-même : « ça revient au même ». Le voile du nihilisme drape en définitive tout le film, entoure tous les personnages dans une humeur commune. Un film qui n'envisage pas de construction d’ampleur — 68 nous aura appris "ça". Un film qui noie sa contestation à l’esprit de 68 dans une dépression plus profonde. Un film désespéré, qui arrache quelques éclats de rire au bord du gouffre, avant la saturation nauséeuse, avant la bassine pour régurgiter. Notons que les éclats de rire ne sont pas ou peu pour les personnages. À peine voit-on le rire, tendre et nerveux, de Jean-Pierre Léaud. À peine celui de Françoise Lebrun, qui hausse en de vagues éclats de rire ses pommettes pâles par dessous ses cernes. Les rires sont d'abord pour nous spectateurs (et il est peut-être heureux que l'on en rit encore : signe d'un reste de santé psychologique, éventuellement) ; mais eux sont déjà de l'autre côté ; pour eux le rire est bien plus amer, car leur sentiment de l'absurde est moins un décalage (porteur de rire, pour le spectateur) qu'un effet de réalité. Pourtant ils s'accrochent, ils cherchent à se raccrocher... Des poètes maudits, perdus dans le vide existentiel du XXe siècle ; naufragés de l'amère révélation de 68, sans promesse de port à l'horizon.

C'est peut-être cela, l’héritage de 68 tel qu’intériorisé et rendu sensible par Eustache. 68 aura paradoxalement généré une bascule existentielle irrémédiable. Le moment du réveil des consciences groggy. Avant 68, on rêvait encore, justement on avait besoin de rêver.

Ainsi, ces années glorieuses n’étaient rien de moins qu’un voile par-dessus le vide ? Drogue douce-amère ? Baume clinquant recouvrant la poussière de jours qui fuient ? Eh bien si tel est le cas, tout cela valait mieux. Car après 68, le réveil est trop rude et il n’y a plus d’échappatoires. Eustache regarde tristement autour de lui et se dit que les émancipés des années 1950-1960 préfèreraient au fond ne pas l’être. En 1973, l’ancien monde a repris ses droits sans plus faire illusion. Mais plus encore, plus RIEN ne fait illusion. Et la nouvelle génération réalise qu’il n’y a pas de demi-tour possible. Dans son ascension vers le réel, elle aura tout perdu. Peu importe de sauver la "pudeur", en réalité c’est le "sauver" qui était important : sauver l’idée qu’il reste des choses à sauver. Non plus que de s’attacher au couple qui ferait un enfant. Il faudrait retenir des paroles de Véronika moins leur contenu antiprogressiste que le besoin de s’accrocher à un enjeu existentiel quelconque. Moins la réaction en surface que le symptôme d’un désespoir noir, du sentiment refoulé d'une absence définitive de direction.

Charles_Chabert
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il y a 5 jours

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Charles_Chabert

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