Quoi de mieux pour bien préparer le réveillon du jour de l’an que de (re)mater La Maman et la Putain ? C’est ce que j’ai fait hier dans mon home cinéma : 3h40, une image avec trois mètres de largeur, copie restaurée HD qui m’a permis de savourer le moindre grain sur la gueule de Jean-Pierre Léaud, le volume bien poussé pour entendre les détails des élucubrations de son personnage, Alexandre, partagé entre l’amour pour Marie (Bernadette Lafont) et Veronika (Françoise Lebrun). Et j’en suis ressorti comme lors de ma première fois avec le chef-d’œuvre de Jean Eustache, il y a plus de vingt ans lors d’une diffusion sur Arte : impressionné.
Je précise ici que pour des raisons pratiques (faut bien faire les courses pour le réveillon), je l’ai vu en deux parties : 1H20 dans l’après-midi, 2H20 le soir. Mais à chaque fois, je n’ai pas ressenti le temps, le voir d’une seule traite n’aurait pas été un problème. Il y a une certaine fascination à être plongé dans cette œuvre qui se fout éperdument de construire une histoire avec les habituels ingrédients du storytelling. N’attendez pas une intrigue au cordeau, des rebondissements, de la variété. Sur les 3H40, on se limite vraiment à trois personnages et deux au trois autres vraiment secondaires. Variété des lieux ? Mais non voyons, pour quoi faire ? On n’est pas bien, là, à Saint-Germain et en terrasse des Deux Magots à siroter un bon café ? Une bonne OST alors ? Oh bin oui : prêtez donc l’oreille au vieux vinyle tout crachotant de chansons de Marlène Dietrich qu’Alexandre écoute religieusement chez lui, vous m’en direz des nouvelles !
Non, sur le papier, tout, absolument tout peut faire office de repoussoir. Mais c’est là qu’intervient la magie du film, magie qui a pu lui donner la réputation de « joyau noir du cinéma français ». Alexandre est souvent insupportable et en même temps, il fascine, magnétise, fait rire (car oui, le film est souvent drôle). On le voit deux ou trois fois plongé dans la lecture d’À la recherche du temps perdu. Ou plutôt, dans une tentative de lecture, toujours perturbé qu’il est par son environnement. C’est assez symbolique du personnage : il a beau affirmer à Veronika qu’il est très occupé, aux yeux du spectateur il donne surtout l’impression de ne rien faire de ses journées, de « perdre son temps ». Ce qui n’est pas le cas du spectateur qui, scène après scène, répétition après répétition (on alterne bien souvent entre scènes aux Deux Magots et scènes chez Marie), logorrhée après logorrhée alexandresque, se familiarise avec ces trois personnages, les aime et voit surtout se dessiner une terrible force chez Veronika.
À la sortie du film, on a pu reprocher au film d’être finalement réac de par la conception d’une relation amoureuse selon la jeune femme, à savoir que « baiser » (je n’ai jamais entendu autant de fois prononcé ce mot dans un film) oui, mais baiser avant tout dans le but de concevoir un enfant. On est loin de l’amour libre, en effet. Mais la rage alcoolisée qui saisit Veronika à la fin du film (car si l’on parle beaucoup dans ce film, on picole encore davantage) n’a rien de réac. Au contraire, dans sa longueur, sa violence et sa fin en apothéose, elle a tout pour heurter les réacs. Ce n’est pas rien que d’entendre cette belle femme égrener sa rage désespérée tandis qu’Alexandre fait une chose qu’il n’a plus l’habitude de faire : se taire. Aux enjolivements, aux paradoxes, aux références parfois choisies de ce dernier succède la poésie de l’ordure de Véronika. Le style du premier agace et réjouit, celui de l’infirmière émeut et bouleverse. Et quand arrive enfin le générique de fin, générique absolument silencieux, on entend encore résonner les voix, les pots d’échappement de Saint-Germain captés en prise directe et, pour peu que l’on ait fait partie des heureux élus qui ont suivi le film sans regarder leur montre toutes les cinq minutes, on sait alors que La Maman et la Putain rejoindra notre petit panthéon cinématographique personnel, à une place de choix, celle d’un joyau noir effectivement.