Le film est insupportable quand il s'agit de faire la démonstration du racisme, des rapports de classe, sans finesse aucune, tellement qu'on dirait une caricature, vraiment dès qu'il y a une critique du pouvoir on pense qu'il suffit de montrer le pouvoir-domination qu'exercent les uns sur les autres pour qu'il s'agisse là d'une critique, s'en est insupportable. Et en ce sens le mari est un personnage plus intéressant que la femme, cliché de gauche éculé de la bourgeoise aigrie.
En revanche le film est brillant lorsqu'il s'agit de montrer les moyens de résistance de cette femme contre le pouvoir qu'on exerce sur elle, sur son corps, sur son territoire, sur son temps, sur sa vie. Je pense un des plus beau moment du film c'est véritablement lorsqu'elle dit "je ne suis pas cuisinière, je ne suis pas femme de ménage" sur des images où on la voit faire la cuisine et le ménage. Là il y a comme la constitution d'un sujet politique, le refus d'être assigné à ce rôle social, à cette tâche, à cette image, à ce cliché, et l'affirmation d'une identité autre. Ce geste de contestation par la parole, de l'image qu'on fait d'elle, revient à plusieurs moments du film et est véritablement incroyable, on le retrouve aussi dans la scène où on veut la priver de cette parole, en écrivant la lettre à sa place et qu'on comprend que même la lettre qu'elle a reçu ne peut pas être celle de sa mère, qui a également été privée de cette parole.
L'utilisation de la voix off en ce sens est génial et toutes les scènes où elle décrit avec sa subjectivité la France et ses habitants, est comme un décentrement de notre regard qui dit non à son patron qui voulait lui montrer avec un certain chauvinisme la beauté des paysages et des monuments au début du film.
Enfin il y a cette fin tragique où elle se suicide, acculée par le racisme, l'impérialisme, la colonisation et le patronat, mais elle le fait à la manière des empereur romains, dans leur baignoire en s'ouvrant les veines.
Il me semble que l'impasse critique du film est de montrer sur le même mode caricatural et dénonciateur les racistes blancs, qu'ils le font avec elle. Alors bon si le film n'avait été qu'un grand travail de désidentification de cette femme aux clichés auxquels on l'assigne, si le film n'avait été que la constitution d'un sujet politique comme femme devant endosser toutes les souffrances du monde, comme lorsqu'elle reçoit enfin l'argent qu'elle attend, et qu'il lui tombe des mains, chose que Bresson n'aurait presque pu filmer, ce geste finalement totalement imparfait, inachevé, infaisable, que reproduira sa mère à la fin, le refus de recevoir ce que de droit parce qu'on ne commerce pas avec l'ennemi, parce que cet argent est trop lourd à porter, trop vulgaire, trop irrecevable, parce que être pauvre ce n'est pas tant une question d'argent que de dignité, et que tout l'or du monde ne peut cautionner d'être soumis à quelqu'un, parce que personne n'achètera notre silence, et qu'elle s'effondre comme ça au sol en pleurant, le dos courbé, plie mais ne brise pas, à la manière de cette femme en bas à droite de L'entrée des croisée à Constantinople qui doit porter toute la souffrance du monde sur ses épaules...
Évidement c'est un conflit d'apparence, et s'identifier à ces figures - l'empereur romain suicidé, l'impératrice de Constantinople affligée - c'est un conflit d'apparence de refuser l'image à laquelle on nous assigne, de dire non aux tâches qui nous incombent, c'est un conflit d'apparence de voir la France comme un "trou noir" lorsqu'on nous dit qu'"elle est belle la France, hein ?", c'est donc un conflit d'apparence de s'inventer comme sujet politique en revendiquant ce qui n'est pas à nous, en fictionnalisant notre identité. Et si le film n'avait été que ça, plutôt que de faire la critique de la crétinerie fine de la bourgeoisie colonialiste, sûrement aurait-il été le chef-d’œuvre dont tout le monde parle. Mais ce chef-d’œuvre existe déjà, et il s'appelle Moi un noir.