"La nuit d'en face" : derniers feux testamentaires de Ruiz. Foisonnant et jubilatoire.
La nuit d'en face
Film de Raoul Ruiz
Avec Christian Vadim, Sergio Hernandez, Valentina Vargas, Santiago Figueroa
On avait cru être arrivé à un sommet définitif chez Raoul Ruiz, avec "Mystères de Lisbonne", après une série de films depuis un certain nombre d'années où l'inspiration foisonnante était volontairement étouffée au profit d'une plus grande lisibilité. "La nuit d'en face", son désormais film posthume, permet de réinterroger le positionnement du cinéaste chilien au regard de la notoriété acquise avec le chef d'oeuvre feuilletonnesque.
Avec son habileté à manier les sauts temporels, il était assez logique qu'avec ce film testament, Ruiz revienne à l'enfance, en mettant au coeur du dispositif la figure de Celso, le petit garçon, puits de savoir, qu'on verra facilement comme un double de Raoul Ruiz. Sa trajectoire est prise dans un battement temporel avec Don Celso, celui qui attend que la mort vienne le faucher. Pour Ruiz, qui se savait condamné, jouer de manière aussi ironique avec la mort (que Don Celso appelle de ses voeux), constitue la dernière des pirouettes qu'on puisse lui attribuer.
D'apparence plus sage sur le plan formel, "La nuit d'en face" est pourtant dans la continuité de "Mystères de Lisbonne". Les fameux panoramiques ne sont plus voués ici à rendre compte d'une ampleur fictionnelle. Ils contribuent à dessiner une cartographie beaucoup plus intime, conférant au film une allure de "film de chambre", à la manière des "télénovelas" brésiliens. Les pleurs de la secrétaire à l'annonce de la retraite de Don Celso, définissent de façon ludique les schémas sentimentaux qui sont à l'oeuvre dans ces fictions.
La sage apparence visuelle n'empêche pas pour autant une intrication des temporalités, un jeu souple sur les basculements. C'est le grand écart entre l'enfance et la vieillesse de Celso qui en définissent les mouvements. Dans ce film terminal, bien des scènes, dans leur singularité formelle, renvoient aux recherches ruiziennes : celles du début, où les personnages marchent avec un arrière-plan aussi net que les plans moyens des corps, affirment cette volonté de tisser des liens entre différentes modalités. Ruiz, disposant pourtant de plus de moyens, ne triture pas l'image, mais donne plutôt l'impression, avec cette forme d'aplat, de convoquer dans le même plan tous les possibles. C'est pour cela que les fantômes chez lui, ont droit de cité, et s'invitent naturellement à la fête des humains. (...)