Auréolé de 6 césars, dont celui de meilleur film, le film de Dominik Moll, adapté du livre de Pauline Guéna "18.3 - Une année à la PJ" et inspiré d'un fait réel, est aussi le succès surprise du cinéma français de l'année passée et un cauchemar qui vous colle à la peau aussi bien qu'il vous hante.
"À la PJ chaque enquêteur tombe un jour ou l’autre sur un crime qu’il n’arrive pas à résoudre et qui le hante. Pour Yohan c’est le meurtre de Clara. Les interrogatoires se succèdent, les suspects ne manquent pas, et les doutes de Yohan ne cessent de grandir. Une seule chose est certaine, le crime a eu lieu la nuit du 12."
Les points forts :
- Un film documenté et sourcé
- Une musique lancinante et marquée
- Jonglage entre humour et drame
- Pluralité de points de vue
- Montage qui appelle à de nouveaux visionnages
- Bastien Bouillon, Bouli Lanners, Jules Porier
- Une écriture fine et subtile
Les points faibles :
- Certains personnages sous-exploités
- Une fin frustrante
Rêver de feu
Dès son plan d'introduction, qui met en scène Yohan (interprété par Bastien Bouillon), policier de la PJ de Grenoble, en train de faire du vélo sur une piste cyclable, le film annonce d'entrée de jeu sa forme de boucle. Ajouté à un panneau de texte énonçant d'entrée de jeu le caractère irrésolue de l'affaire qui va occuper le reste du film, le long-métrage place directement le spectateur à la place du personnage, se retrouvant lui-aussi absorbé par une affaire qui ne trouvera jamais de conclusion et dont il veut tout aussi bien la boucler que s'en débarrasser. Cet aspect cyclique est le coeur même du projet de Dominik Moll, impliquant par là d'autant plus le spectateur qui, malgré ces indications, tentera (et c'est mon cas) de trouver le coupable, en espérant trouver l'indice qui mènera à la vérité. Ce faisant, nous tombons dans le piège même de cette affaire retors qui en dira bien plus sur nous que nous pourrions le penser au premier abord. En effet, c'est la frustration qui régit le film, frustration multiple et protéiforme : frustration d'une enquête qui n'aboutira donc jamais, couplée à la frustration de l'échec et de l'impossibilité de résoudre ce mystère, frustration de ne pas rendre justice à la victime et à ses proches, frustration de ne pouvoir appréhender le suspect. Le film est ainsi faussement mineur et simpliste, se révélant davantage être un parfait piège : la scène du meurtre est courte, intense et délivre des indices qui n'auront pas d'impact sur la suite, amplifiant son aspect coup de poing et terrible. Le film dresse un constat sans concession de la masculinité découlant de cette frustration : en effet, le film a pour particularité d'être quasi exclusivement porté par des interprètes masculins, permettant au film de dresser une pluralité de figures masculines, évitant un regard manichéen et hors-sol. L'enquête permet à la fois de suivre une équipe d'enquêteurs, dont la véracité de jeu et des échanges est parfaitement retranscrite, notamment par l'inspiration du livre de Pauline Guéna, mais aussi une pluralité de suspects masculins (au nombre de 6), chacun étant une représentation d'une certaine forme de masculinité (l'adolescent immature qui rit lorsqu'on lui annonce la nouvelle, le rappeur provocateur pour un sou qui écrit un rap où il appelle à brûler Clara, celui qui bat sa femme et dit qu'il "baise dur"...). Ainsi, Dominik Moll aborde le sujet des violences faites aux femmes en occultant le masculin sous tous ses angles, permettant de dresser un constat qui implique profondément aussi bien l'introspection du spectateur que du personnage de Yohan : ce qui dérange à travers ce ballet incessant de suspects, c'est qu'ils pourraient tous être le fameux coupable tant recherché, ils pourraient tous avoir cette flamme qui les pousserait à assassiner aussi sauvagement la jeune Clara. Ainsi, le spectateur tout comme le personnage de Yohan se prend progressivement au fil de l'enquête à se questionner sur lui-même, sa masculinité, sur son rapport aux femmes et au fonctionnement d'une société où ces féminicides sont si fréquents et paradoxalement de plus en plus anodins. Le choix de ne pas donner les réponses, que l'enquête ne soit pas conclue, n'est pas qu'on outil scénaristique permettant l'immersion et l'identification du spectateur : cela représente l'ampleur de la problématique de société qui est ici illustrée. En effet, trouver le coupable ou se remettre en question ne suffira pas à mettre à bas cette société patriarcale et inégalitaire, profondément misogyne, ni à stopper les fréquents féminicides : ce ne sont que des actes isolés, des premières pierres posées pour dresser un monde plus juste. Le spectateur et le personnage dans le même temps ne peut donc être contenté et satisfait à la fin du film : il a dorénavant les yeux ouverts et se demande que faire ensuite.
Vous voulez savoir pourquoi elle s’est fait tuer ? Parce que c’était une fille, voilà c’est tout. C’était une fille.
Un visage dans la nuit
Le film est bien plus que ce constat éveillé et conscient de cette problématique, il est aussi un paradoxe et une anomalie au sein du cinéma français. Bien que s'attardant sur ses personnages avec des plans fixes ou une caméra à l'épaule qui immerge complètement le spectateur, illustrant des scènes du quotidien et des discussions anodines, qui en disent paradoxalement beaucoup (la discussion sur le futur mariage d'un des policiers), le film devient progressivement un magnifique cauchemar éveillé. A travers plusieurs plans illustrant le personnage de Yohan se réveiller ou s'endormir, le film instaure une ambiance profondément lancinante et désespérée, où le rêveur craint de se réveiller, de peur du monde réel. Cependant, les rêves en disent beaucoup sur le monde réel : en effet, l'influence de David Lynch et de sa célèbre série "Twin Peaks" se fait ressentir tout en ne contraignant pas le film à un simple hommage balourd. Ici aussi, une petite ville où tout le monde se connaît est secouée par la mort violente et injuste d'une jeune fille innocente que tout le monde aimait et connaissait de près ou de loin. Cette mort est ici aussi le catalyseur qui va révéler toute la noirceur environnante se terrant chez les habitants et les enquêteurs, déformant cette bourgade bien sous tous rapports, en apparence du moins. Et ici aussi, les rêves (tels que ceux que fait Dale Cooper dans la série de Lynch) en disent long sur l'enquête pour Yohan, qu'ils soient prémonitoires (comme lorsqu'il semble assister de loin à la mort de Clara) ou annonciateurs d'une prise de conscience (comme la glaçante scène où les visages des divers suspects se superposent sur celui de Yohan). Le motif de la mort est aussi très présent en arrière-plan, le visage et l'innocence de Clara planant sur tout le film. La récurrence de la figure du chat noir va dans ce sens, suggérant la présence constante et fantomatique d'une Clara toujours aussi présente dans les coeurs et les esprits des personnages, Yohan assumant même qu'elle semble "le hanter". Le motif de la boucle qui se répète à l'infini semble dérailler au fur et à mesure du film mais aussi des revisionnages : l'aspect cyclique et foncièrement sans réponses du film se renforce à chaque visionnage, le spectateur espérant toujours trouver une trace, un indice de quelque chose, et déchantant de nouveau dans une boucle perpétuelle proche de celle que ressent le personnage. Boucle qui en vient à faire douter le spectateur sur ce qu'il pensait lui-même avoir acquis, le montage et certains non-dits pouvant être interprétés différemment au fil du temps
La violence que déverse le personnage de Marceau sur Caron peut très bien se voir comme une forme de honte du premier face au second lui rappelant la violence qu'il a potentiellement exercé sur sa propre femme qui s'appelle elle aussi Nathalie, violence de Marceau qui rentre en contradiction directe avec son amour des Lettres et peut expliquer les difficultés qu'il rencontre avec sa femme ; le personnage de Yohan peut parfois ressortir comme un potentiel suspect notamment par le montage et l'ambiguïté du personnage
C'est par ce cauchemar qui ne semble pas avoir de fin et qui fait douter de tout le monde que le film illustre aussi bien l'ampleur de cette société patriarcale où la violence peut sommeiller en chaque homme.
Ce ne sont pas toujours les femmes qui brûlent, mais toujours les hommes qui mettent le feu.
Ce mal en nous
La maestria du film ne serait possible sans l'ambiance sonore, portée par une bande-son entêtante et hantée dans le même temps, et des comédiens engagés. Bouli Lanners incarne admirablement bien Marceau, coéquipier de Yohan et personnage traversé aussi bien d'élans de violence que d'une tendresse qui semble de trop dans ce brutal monde. Jules Porier est terrible de justesse dans le rôle d'un des suspects, dont le rire hantera aussi bien Marceau que le spectateur. Anouk Grinberg est marquante dans le rôle de cette juge parfaitement au fait de cette terrible violence qui s'exerce sur les femmes. Cependant, l'équilibre du film repose en grande partie sur la performance de Bastien Bouillon dans le rôle de Yohan, ici flamboyant et magnétique à la fois, le regard empreint de tristesse, de détermination et de rage et dont l'aura guidera le spectateur dans ce tourbillon incessant de suspects.
Pour conclure, La Nuit du 12 est un film majeur, faussement modeste et foncièrement piégeur, plongeant aussi bien les personnages que le spectateur dans le fléau des féminicides et de la masculinité toxique, détaillant une société corrompue de l'intérieure et où l'homme est aussi bien le bourreau que l'enquêteur.
Ce qui m’a rendu dingue, c’est que tous les types qu’on a entendus auraient pu le faire. Tous les hommes qu’elle a croisés, même ceux qui ne sont pas des salauds. Et peut-être tous les hommes qu’elle n’a pas croisés. Je suis peut-être fou mais j’ai la conviction que si on ne trouve pas l’assassin, c’est parce que ce sont tous les hommes qui ont tué Clara. C’est quelque chose qui cloche entre les hommes et les femmes
Pour aller plus loin :
- "Twin Peaks" (1990)
- "Zodiac" (2007)
- "Se7en" (1995)