On entre dans la Nuit du Chasseur comme on pénètre dans une forêt légendaire, à pas de loup, veillant à ne pas s'éloigner du chemin.
L'œuvre unique de Charles Laughton ne tarde pas à nous éblouir et à nous dérouter.
De même que ses petits héros s'emploient à semer l'ogre qui les poursuit, le film échappe aux classifications habituelles, semblant voguer du thriller au western pour s'ancrer dans l'univers épique et fantastique des contes de fée et de la mythologie biblique, où le mystère côtoie la morale.
La lutte entre le bien et le mal est au cœur du film, illustrée tant par le scénario que par la photographie splendide. Une lumière phosphorescente, presque surnaturelle, souligne un noir profond. Laughton a fait appel à Stanley Cortez, chef opérateur précédemment oscarisé pour la Splendeur des Amberson.
Deux comédiens mythiques ouvrent le film.
Lillian Gish, angélique étoile du cinéma muet, égrénant de saintes paroles, mettant en garde les enfants (et le spectateur qui est un grand enfant) contre les faux prophètes qu'elle compare à des loups. Son personnage réapparaît plus tard, sorte de fée ou de "ma mère l'Oie" veillant avec sévérité et amour sur la couvée d'oisons qu'elle a recueillis.
Quant au loup, il a pris la forme d'un pasteur hanté par ses pulsions auquel Robert Mitchum prête sa silhouette nonchalante et son air badin, immédiatement contredits par la sauvagerie de ses propos dans une conversation qu'il pense tenir avec Dieu.
Car dans le continuel combat qu'il se livre à lui-même, le "révérend" Powell entend vaincre la bête -c'est à dire le désir sexuel- par tous les moyens et éventuellement avec l'aide d'un Dieu qui ne semble pas rebuté par la cupidité ou le meurtre.
Il a pour dessein de s'approprier le butin caché par son compagnon de cellule récemment pendu et doit pour cela séduire veuve et orphelins.
C'est ainsi qu'au cours d'une nuit interminable les enfants terrorisés embarquent pour une escapade fantasmagorique, fendant les eaux scintillantes sous les bienveillants auspices des créatures nocturnes.
Dans la Nuit du Chasseur, l'émerveillement ne fait qu'un avec l'épouvante, déroulant un théâtre d'ombres, entonnant un cantique à deux voix, se mêlant à des algues au fond d'une rivière.
Le premier et dernier film de Charles Laughton possède une beauté naïve d'où jaillissent des intuitions géniales (le petit John voyant soudain son père dans son bourreau lors de l'arrestation brutale de ce dernier par la police).
La Nuit garde sa part d'énigme. Quand on croit le tenir, le film nous glisse entre les doigts comme du sable.
Certains racontent que des bouts de pellicule de ce film mythique se passeraient sous le manteau et garniraient les heureux portefeuilles de quelques élus... mais c'est une autre histoire.