Si la confection d'un plat peut être mis sous le même angle que la création d'un film, c'est parce que l'un comme l'autre sont animés par les mêmes intentions : la proposition d'un travail passionné livré à ceux qui doivent en juger "l'objective" justesse. En ce sens il est clair que - passées les craintes de rythme - Trân Anh Hùng ne manque pas d'inonder son film de passion (aussi radicale puisse-t-elle prendre forme) au sens large du terme.
La séquence d'ouverture en est pour cela un très bon exemple ; dans un rythme long et hypnotisant, la cuisine devient un espace sacré où tous les ustensiles se mettent au service d'une expérience sensorielle menée par les feux, la vapeur et les crépitements. La caméra suit les corps, les mains, les gestes et parvient à croquer dans toute sa minutie la passion des personnages de Benoît Magimel et Juliette Binoche pour la cuisine tout comme elle parvient à croquer dans toute sa complexité la relation entre les deux personnages : est-ce un couple, est-ce un cuisinier et son second ?
En renonçant au verbiage, en imposant des frontières sur les espaces où la parole est présente, c'est avec une superbe simplicité que La Passion de Dodin Bouffant dépeint des personnages qui - à l'automne de leur vie - se cherchent et dont la plus belle déclaration des sentiments ne semble pouvoir passer qu'au travers des plats.
Il serait alors possible de penser que la grande finesse qui s'en dégage pourrait mettre de la distance face aux évènements d'un récit déjà avare en dialogues, mais c'est précisément ce qui en fait ressortir toute sa douceur et sa gravité. En exposant rien d'autre que leur passion commune, restant la source première de ce qui les rapproche, leur pudeur leur fait garder une part de mystère impossible à percer qui, cachée derrière les sourires, devient de plus en plus déchirante face à une séparation inéluctable. Autour de l'illusion d'un unique mouvement continu qui semble hors du temps où les saisons changent tout comme ce qui compose la cuisine, La Passion de Dodin Bouffant raconte finalement le temps qui passe en même temps que les vies qui disparaissent et celles qui prennent le relais à leur tour.
Plongé dans l'intimité des passions avec de rares incursions hors des fourneaux, Trân Anh Hùng filme surtout avec beaucoup d'amour des corps et des esprits sincères dans la durée, parvenant à nourrir à chaque instant la puissance d'un geste, d'un regard ou d'une parole aussi simple soit-elle pour qu'elle reste en bouche et que le spectateur s'en souvienne.