Tant s'en lave les mains qu'à la fin le temple se casse

Combien en France savent encore exactement ce en quoi consiste un chemin de croix ? Cette ignorance explique me semble-t-il les incompréhensions grotesques qui ont accompagné chez nous la sortie de La passion du Christ et dont, par la force des choses, je ne peux être témoin que rétrospectivement. Le blâme en revient pour autant partiellement à l’auteur : le film de Mel Gibson est en effet maladroit en ce qu’il s’adresse simultanément à deux audiences sans parvenir à en satisfaire aucune.


Quel intérêt, en effet, de réaliser un film dont l’objet est si universellement connu par son audience ? Pour ceux des spectateurs qui connaissent le détail de la Passion, dont chacune des étapes fait partie de l’intimité de milliards de personnes depuis deux mille ans, l’enjeu scénaristique est quasi nul. Cet état de fait est illustré par l’intention initiale de Mel Gibson de réaliser son film en latin et araméen, mais sans sous-titres, et je dois admettre qu’à l’exception de deux ou trois innovations ce spectateur-là pourra sans difficulté remettre à leur place sans avoir besoin de les comprendre chacune de ces paroles si célèbres que parler de légendaires relèverait presque de la litote : « Ecce Homo », « Eli, eli, lamma sabachtani », « Voici ta mère », et caetera.


Si cette adaptation remarquablement fidèle a pour mérite de laisser l’initié en terrain parfaitement connu, elle le frustre cependant de tout enjeu narratif. La blague est connue : « attention spoilers, à la fin Jésus meurt » (et ressuscite cela dit), mais dans notre cas la plaisanterie va encore plus loin : c’est le déroulement de chaque seconde du film qui est anticipé, puisque Mel Gibson a fait le choix de s’en tenir strictement à la lettre de l’original, lequel est archiconnu (euphémisme). Ce ne sont pas les quelques flash-backs sur les grandes étapes que sont l’enfance de Jésus, la Cène, les Rameaux, etc, quasi insultants dans leur didactisme pour ce qui est pourtant en théorie l’audience cible du réalisateur, et globalement assez pauvres sur le plan du parallèle qu’ils tissent entre la vie de Jésus et sa mort, qui apporteront le moindre suspense à ce spectateur-là.


Cette absence d’innovation narrative (laquelle relève strictement du choix du réalisateur, et n’est absolument pas une fatalité) pose crûment la question de l’intérêt de l’œuvre. Je vais y répondre, mais non sans m’attarder un instant sur le second type d’audience que constitue le spectateur sans grande familiarité avec le contenu de la Bible.


Les cinémas étant ouverts à tous, Mel Gibson a dû en effet composer avec une audience qui, fatalement, ne serait pas aussi au fait que lui de la lettre du Nouveau Testament (d’où les sous-titres). Cette audience-là restera – et est restée, de toute évidence, au vu de sa réception et de son traitement encore aujourd’hui – largement hermétique à un film qui suppose pour en apprécier la vraie valeur une familiarité presque charnelle avec le récit de la Passion. Si cette audience-là est sans doute moindre aux Etats-Unis, où les références bibliques sont monnaie courante même pour ceux qui les emploient pour mieux les critiquer, elle constitue la majorité des spectateurs en France (1.800.000 entrées d’après Wikipédia), et une part non négligeable de la critique dans notre pays.


Pour ces spectateurs-là, je ne peux imaginer qu’avec peine la stupéfaction, le dégoût, et l’ennui qui les auront saisi après ce qui restera sans doute, dans leur perspective, deux heures de torture porn d’une violence inouïe (et jamais égalée depuis dans un blockbuster de cette ampleur) d’une envergure narrative et visuelle limitée. De cet angle-là, celui d’un spectateur en recherche d’une expérience visuelle intéressante, d’une œuvre d’art novatrice ou d’un simple divertissement, La passion du Christ ne peut être qu’un très mauvais moment à passer. Sur le plan formel, la cinématographie de blockbuster, avec ralentis appuyés et emploi de la caméra très orienté vers l’action, ne pourra que décevoir le cinéphile. L’usage de la caméra ajoute assez peu au récit à proprement parler, et à mon sens l’imagerie du film, à l’exception d’un ou deux plans larges, est assez pauvre, se concentrant sur son seul objet : la torture et l’agonie en grand détail d’un homme balloté par une foule hostile.


C’est dans ce sens que la critique française non-religieuse a reçu le film, et on ne peut lui en tenir rigueur. Je partage d’ailleurs ce point de vue, puisque La passion du Christ est à mon sens un assez mauvais film, que je n’aurais sans doute pas regardé jusqu’à la fin si ce n’était son sujet exceptionnel - et l’envie d’écrire cette critique.


J’ai parlé au tout début de celle-ci du chemin de croix, une tradition chrétienne communément pratiquée le vendredi saint consistant à reconstituer étape par étape la Passion du Christ, celle-là même que le film suit scrupuleusement, du jardin de Gethsémani à la mise au tombeau. C’est un rituel sombre et particulièrement dramatique, ayant lieu à la toute fin du carême, au cours duquel chacune des souffrances de Jésus est remémorée en grand détail (jusqu’au nombre de chutes sur la route) afin de mieux prendre la mesure du sacrifice qu’il a enduré pour l’humanité pécheresse. Il paraît même qu’aux Philippines des volontaires subissent les mêmes supplices ceux relatés dans la Bible pour se rapprocher de la souffrance du Christ, mais je ne saurais le garantir. Bref.


Force est de constater que depuis 2004 et la sortie du film de Mel Gibson, le chemin de croix annuel a pris, pour beaucoup de croyants, une envergure particulière. C’est en effet une chose de méditer consciencieusement sur les événements fondateurs de la foi chrétienne, dans le doux ronronnement de l’église obscurcie ; c’en est une autre de visualiser très précisément l’ampleur des tortures subies pour le rachat de ses péchés avec l’appui tout moderne de l’imagerie contemporaine.


Je n’ai dès lors pas été surpris de lire que Jim Caviezel, lui-même fervent catholique, avait vécu chacune des scènes sur le plateau comme autant d’occasions de retrouver au plus profond de sa chair le mystère de ces événements ; pas plus que je ne peux ignorer la vocation quasi sacramentelle que prennent chaque coup, chaque goutte de sang, et chaque ricanement des gardes tout au long du métrage le choix du dialogue en araméen ne faisant qu’en décupler la puissance dramatique.


Pour celui qui y sera sensible, tout cela suffira à excuser la maladresse de certaines scènes, les occasions manquées (le personnage de Judas, les réflexions de Pilate) et les ajouts douteux (je n’ai toujours pas saisi le rôle de Satan dans le déroulement du film, et son design me rappelle assez fortement celui de Voldemort dans Harry Potter IV) pour reconnaître à La passion du Christ la formidable valeur illustrative, presque évangélisatrice, que Mel Gibson lui prêtait, et qu’il su conserver avec les années.


Et il va enfin de soi que les accusations d’antisémitisme entourant ce film sont grotesques et devraient être traitées comme telles, bien qu’elles aient inspiré le meilleur épisode de South Park de tous les temps.

Tezuka
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le 31 mai 2020

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