Quand la Pianiste sort en 2001, il faut peu de temps avant que la polémique éclate sur un film résolument froid, désagréable, où le cinéaste autrichien Michael Haneke s'amuserait (apparemment) de nouveau à illustrer ses fantasmes de misanthrope sur le quotidien de cette femme torturée par ses propres désirs ?


Bien évidemment, pour qui connaît bien le cinéma du réalisateur, il n'en est rien.
Il s'agit en réalité d'une étude bouleversante d'un cas clinique interprétée par une Isabelle Huppert en état de grâce, interprétant ce personnage dans l'inconstance. Plans fixes, panoramiques et hors champ, le film est la synthèse même du style de son auteur, poussé à l'extrême ici tant dans la mise en scène que dans les thématiques abordées. On y retrouve le désenchantement d'une vie moderne à laquelle on essaye d'ajouter quelques touches musicales pour en cacher la superficialité irrémédiable : le personnage d'Erika n'est finalement pas si éloigné de celui d'Elle de Paul Verhoeven (également interprétée par Huppert), tant il est rongé par des désirs insurmontables.


Parce qu'en fin de compte, il ne s'agit que d'une femme malade, où plutôt que l'on a rendu malade. Relation familiale toxique, décès du père dans des circonstances inconnues et prisonnière d'une sphère de laquelle elle ne puisse se retirer, il n'en faut pas plus pour rapprocher le film d'Haneke de celui d'Akerman lorsque la cinéaste belge évoquait déjà en 1975, sous une forme plus étirée dans Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles. Le rapport à l'amour est questionné sous toutes ses formes, les pratiques sadomasochistes et désir de soumission/autorité comme perversités reconnues pour la femme comme symbole de son amour-propre et de celui que l'on peut lui donner.


Qu'est-ce que l'Amour ? Comme Jeanne Dielman, Erika vit en dehors de toute interaction sociale, hormis celles qui lui sont encadrées par l'enseignement musical, elle se refuse de vivre et de s'engager concrètement, aliénée dans un milieu - musical, c'est là le paradoxe entre la musique sombrement réaliste de Schubert et celui prétentieux de l'institution qui l'enseigne - et familial (on se souviendra de cette scène où Huppert prend peur que Magimel rentre dans son appartement). La Pianiste est une tragédie en deux actes, où le spectateur assiste au refus de s'engager d'une femme dans une relation amoureuse, puisqu'elle l'est sans en avoir la notion concrète puisque ne l'ayant jamais ressentie, puis à sa déchéance une fois qu'elle concède à montrer son vrai visage.


Erika se défend en prenant la position de celle qu'elle n'occupe pas vis-à-vis de sa mère mais qu'elle subit, en se plaçant en professeur et instructrice de règles perverses (ou simplement voyeur de films à caractère pornographique), elle se protège concrètement de l'amour. Puisque l'amour, ne pourrait-il pas se caractériser sous d'autres formes que celles que l'on connait, comme pratique sadomasochiste et flagellation ? Il n'en est bien entendu pas le cas, mais le personnage d'Isabelle Huppert considère cela comme possible.


C'est là toute la beauté du long-métrage de Michael Haneke, cette femme est traumatisée, et ne sait plus distinguer le sincère, l'émotion du vide sentimental et rapport dépassionné. Une scène en dit long sur ce personnage, celle où elle écoute attentivement à l'audition du jeune musicien, admirative et touchée par sa performance mais décidant de le recaler : le personnage connait la passion comme le sentiment, mais ne souhaite pas l'accepter de peur qu'il lui fasse mal. La douleur comme ressenti affectif, comment ne pas y voir le symbole du traumatisme dont on ne peut se séparer, et auquel l'étranger ou le confident, élève reste indifférent ?


A cette question, et dans la deuxième partie du film, Haneke répond sans artifice et sans faute à l'entièreté de sa filmographie, il y déploie toute la froideur de sa mise en scène pour illustrer la malaise d'une société inattentive, parlant de passion et culture mais se vautrant dans la violence une fois le consentement donné. L'amoureux suivra les règles qu'on lui donne, assénant les coups à la femme et le conservatoire ne s'en apercevra pas, ou n'y prêtera plutôt pas grande attention. A contrario, l'ambivalence du personnage de Benoit Magimel, tantôt révulsé par les règles, puis complaisant à l'idée de les exécuter, jusqu'à enfermer davantage la mère et la fille, davantage dans le cadre et la douleur, partira une fois son désir assouvi.


Paradoxalement, si Erika a reçu ce qu'elle souhaitait recevoir,


elle en meurt.


Inversement, celui de Klemmer en ressort indemne et poursuit sa route. Son interprétation musicale du morceau de Schubert semblait à Erika manquer de nuances, de piano et fortissimo, peut-être parce qu'elle était prévisible comme cette société du spectacle, jouant un morceau considéré comme acquis, en dehors de toute sincérité. Avec cette oeuvre, Haneke renvoie son spectateur à ses propres conceptions de l'inacceptable et l'inavouable : le personnage d'Erika est beau à en pleurer, parce qu'il est illustratif de ce que chacun recherche au fond, aujourd'hui. Un peu d'attention et de passion, derrière la violence quotidienne, qu'elle soit physique ou sociétale.


La musique pour se sauver.


Critique rédigée le 01/11/2021.

William-Carlier
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le 1 nov. 2021

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