Pedro Almodòvar poursuit son inexorable exploration des ténèbres de l'âme humaine, qu'il avait initiée dans La Mauvaise éducation. Sillonnant les sentiers glaciaux d'un thriller macabre, La Piel que habito apparaît comme son film le plus sombre, le plus effrayant : un chirurgien esthétique dérangé (Antonio Banderas) s'adonnant à des expériences contre-nature, séquestre une jeune femme pour des raisons troubles. Le récit, construit autour d'un gigantesque flash-back, révèle implacablement le passé de chaque personnage, articule et assemble leurs destinées à travers le sinistre puzzle d'une tragédie. A ceci près que le tragique ne rime jamais ici avec une quelconque catharsis. Ce n'est pas le sang chaud d'un drame latin qui irrigue la dernière mouture d'Almodòvar, mais, contre toute attente, la froideur pétrifiante d'un suspense quasi scientifique. La confusion mentale et sexuelle qui règne sur l'atmosphère de La Piel que habito est disséquée avec un regard clinique proprement effrayant, parfois contre-balancé par quelques fragments d'humour noir et un zeste de folie ambiante.
A l'image de Vera, la femme enfermée, observée sous tous les angles à travers une multitude d'écrans, l'ensemble des personnage nous est présenté par Almodòvar comme un groupe de cobayes. Le cinéaste filme leurs comportements comme s'il s'agissait de rats de laboratoire, lesquels, confrontés les uns aux autres, révèlent leurs plus bas instincts. Vision extrêmement pessimiste de l'âme humaine, le film rejoint l'univers d'un Paul Verhoeven, dans la mesure où nos actes, intéressés, cruels ou vengeurs, ne relèvent que d'une pulsion sexuelle animale. L'irruption, assez brève, d'un personnage déguisé en tigre, en est la manifestation la plus crue et la plus évocatrice : le type costumé neutralise sa propre mère (Marisa Paredes) pour aller commettre un assaut sexuel sur Vera. Vision sidérante d'un quadruple viol, au sens propre comme au sens figuré : l'homme pénètre de force la propriété du chirurgien, bafoue la figure maternelle, brise l'entrée du sanctuaire de Vera, avant de l'agresser. Symptôme d'une noirceur plus terrible encore, l'issue de ce multiple viol aura un amer goût de sang.
La morale désespérée du film pourrait bien se résumer ainsi : on ne peut combattre le mal que par un mal encore plus grand. La structure de La Piel que habito épouse à ce titre la forme malade d'un cercle vicieux, filmé comme un huis clos oppressant. Théâtre claustrophobe, où le malsain rivalise avec l'horrible. Mais la force d'Almodòvar, c'est la fascination sans bornes qu'il parvient à nous faire éprouver face au sordide. La facture audio-visuelle de son film, aussi élégante qu'irréprochable, nous hypnotise constamment. Douceur de velours des mouvements de caméra, pureté du montage, splendeur glacée de la photographie... Le spectacle dépasse le dégoût que son contenu pourrait susciter, par la beauté perverse de la forme. La Piel que habito se présente comme un objet obscur de désir cinéphile, encore une fois à l'image de Vera, la femme idéale, belle à se damner. Tout comme elle se laisse caresser par son geôlier-chirurgien, nous laissons les images magnétiques d'Almodòvar nous caresser les mirettes. Dès son titre, le film nous invite littéralement à venir habiter la peau de chacun de ses personnages, dans un jeu de rôles éprouvant, à la fois hors normes et intimiste. Une expérience charnelle extrême et puissante, qui ne finira jamais de nous éclairer, autant que de nous troubler, sur notre propre part d'ombre. Sobresaliente !