Sale bête
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le 26 sept. 2017
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La Pointe-Courte est le premier long-métrage d'Agnès Varda, et on y sent déjà toute une maîtrise cinématographique, voire un certain génie. On y cerne également des thématiques qui vont la poursuivre tout au long de sa carrière, à savoir l'amour, l'intérêt porté aux petites gens, aux anonymes, ainsi que leur hommage.
La structure du film est intéressante ; en réalité, Les Créatures, sorti dix ans après ce film, reprendra une structure dramaturgique relativement équivalente ; ce film est également une double-histoire, un double film finalement, où d’un côté nous assistons à une histoire d’amour en perdition, et de l’autre, le quotidien de ces pêcheurs non loin de Sète. Déjà, Varda avait cette volonté d’honorer les pauvres gens, tous ces anonymes. Ces séquences m’ont parfois rappelées La Terre tremble, de Visconti, qui filme aussi le quotidien de pêcheurs siciliens, qui souffrent d’un anonymat terrible. Sauf que le film de Visconti se fonde tout de même sur une dramaturgie élaborée. Ici, Varda se préoccupe peu de l’intrigue, à l'instar du naturalisme que l’on perçoit dans les filmographies d'Ozu et de son héritier contemporain, Kore-Eda. Notre petite soeur, de Kore-Eda, est d'ailleurs, à mon sens, l'un des films les plus jusqu'au-boutistes concernant l'absence d'intrigue, le scénario y est anéanti, le cinéma ne (ra)conte rien, mais sert l'expression de ces êtres anonymes et ordinaires et qui méritent qu'on s'intéresse à eux. Cela sert ainsi leur hommage.
On assiste tout de même à des scènes du très grande dureté, aussi bien dans le film de Visconti que celui de Varda. Car leur routine, c’est aussi la souffrance. Mais la souffrance, n’est-ce pas la routine de l’être humain ? La souffrance prenant alors des formes différentes chez chacun de nous, en fonction de notre tempérament, de notre classe sociale, de notre parcours dans la vie, en somme. Bref, cette partie du film se constitue en un ensemble de séquences, mais il n'y a donc pas véritablement d’intrigue. L’intrigue du film, c’est l’autre partie de l’oeuvre, c’est cette fresque amoureuse. Quand Varda filme le quotidien, elle ne s’intéresse guère à raconter une histoire ; elle capte des moments d’une véracité folle, et il se cache alors une volonté mathésique derrière, le fait de diffuser un savoir finalement, le savoir en question étant la vie de ces pêcheurs de Sète, une vie loin d'être facile et où la gaieté et l'enthousiasme règnent pourtant. On est presque à la frontière entre la fiction et le documentaire du coup ; et là encore, on rejoint une thématique que Varda affectionnera plus tard, elle qui est avant tout un réalisateur de documentaires plus que de fictions. Et peu importe la fiction, ou le documentaire, Varda veut rendre hommage à ces êtres. Et cet hommage est beau. J’aime quand un cinéaste arrive à capter une forme de routine chez des gens ordinaires ; c’est totalement réussi de ce côté là. Il y a une grande authenticité dans ce film, assez épuré d’un point de vue cinématographique, en tout cas dans les séquences qui concernent ces pêcheurs, en adéquation avec la simplicité de leur vie, dans le sens où ils n’affrontent jamais (ou rarement) le superficiel. Ils affrontent la vie, la vraie, celle éloignée de tout artifice, celle qui est dure. Et pourtant, c’est une ville plutôt gaie, comme le rappelle Noiret à un moment. On remarquera d’ailleurs que Varda use beaucoup du plan fixe pour toutes ces séquences (pas seulement, mais c’est de loin le procédé le plus utilisé), un procédé cinématographique souvent utilisé par les cinéastes les plus « naturalistes », disons. Qui dit quotidien dit routine, qui dit routine dit forme d’immobilisme. Les scènes entre Noiret et sa femme sont plus mobiles, car l’amour ne peut être fixe, c’est la passion, et la passion est tumultueuse, elle est une mer agitée et dangereuse, l'amour est la mer filmée par Epstein en quelque sorte. L'amour, c'est le mouvement.
Les séquences du couple regorgent ainsi de beaucoup d’idées cinématographiques ! Car déjà, Varda était un cinéaste bourré d’idées. On y sent tout le talent de Varda, cette volonté de briser certains codes d’une dramaturgie classique, d’aller à l’encontre d’un cinéma qui se contente simplement de raconter une histoire. Or, le cinéma se doit de dépasser la simple fonction de conteur d’histoires. Le noir et blanc y est léché, et le cadrage y est réfléchit ; souvent, Varda ne met pas au centre du cadre l'action en cours. Certaines idées et procédés cinématographiques peuvent d'ailleurs rappeler ce que feront certains cinéastes de la Nouvelle Vague justement. Varda la première. Tout ce travail sur le cadrage souligne l’importance du texte, un beau texte entre Noiret et sa femme. Un Noiret si jeune ! Et qui avait déjà cette voix si sensuelle et si propice à la récitation de textes aussi forts. Cette histoire d’amour devient une confrontation ; confrontation de leur conception de l’amour, confrontation du passé qui a détruit cette histoire d’amour, mais pas l’amour justement. Car, il est évident qu’ils s’aiment ; elle plus que lui, certainement. A moins que l'amour féminin soit tout simplement plus fort que l'amour masculin ? D’ailleurs elle dit une phrase forte à un moment : « Tu m’as trompée. Alors, moi, j’ai essayé de te tromper. » Elle a essayé, mais elle n’a pas réussi ; son amour est si fort qu’elle ne peut tolérer le caractère de Noiret. Il y a un petit côté Rohmer dans ce si beau texte sur l'amour.
On y sent les prémisses du cinéma de Varda : ce film parle autant d’amour que de la France profonde. Elle rend un magnifique hommage à tous ces anonymes. J’ai vraiment aimé ce contraste entre un film très littéraire d’un côté, très écrit, et un film très photographique de l’autre, réduisant la place du dialogue, et faisant en cela du Cinématographe et non du cinéma, comme dirait Bresson ! D’ailleurs, vers la fin du film, une locale dit, à propos du couple : « Ils parlent trop pour être heureux. » Cela souligne d’une part le registre très littéraire de ces séquences, registre assumé par Varda. Mais cela souligne un certain décalage social ; car c’est un film profondément social.
Le film ne m’a pas forcément touché, mais il m’a tout de même atteint quelque part, car tout ce que nous dit Varda me parle, m’intéresse. Un film déjà novateur, un film honnête, un film d’hommage ; en somme, un beau film.
Créée
le 7 janv. 2020
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