Sale bête
Je ne savais pas qu'Agnès Varda avait fait du cinéma avant la Nouvelle Vague et avant Cloé de 5 à 7 et c'est déjà assez intéressant. Ici l'on suit deux histoires en parallèle, premièrement celle de...
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le 26 sept. 2017
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La grand-mère de la Nouvelle Vague, ainsi a-t-on surnommé Agnès Varda, pour un film réalisé à… 25 ans. Il faut l’avouer, pour son premier long métrage, Varda a fait fort, suscitant des inspirations. Tournage en extérieur, mélange d’amateurs et de professionnels, petit budget qui oblige à recourir au système D, audaces scénaristiques : on retrouve bien, quatre ans avant Les 400 coups ou A bout de souffle, certains des éléments qui régénérèrent le cinéma français. Et Agnès Varda est bien la seule figure féminine connue de ce mouvement (Paula Delsol ayant injustement été oubliée). Même dans la Nouvelle Vague, le patriarcat a la peau dure : certains attribuèrent le montage audacieux de La pointe courte à Alain Resnais, qui avait accepté de se charger de cette tâche.
L’idée de juxtaposer deux registres radicalement différents ne vient pourtant pas de Resnais mais de Varda elle-même, inspirée en cela d’un roman de Faulkner, comme elle le raconte dans l’intéressant bonus du DVD. Dans Wild palms en effet, le grand écrivain américain fait se succéder, un chapitre sur deux, deux histoires n’ayant aucun lien entre elles, qui ne se « contaminent » que subtilement, dans le cerveau du lecteur. L’expérience avait passionné Varda, qui voulut l’appliquer au cinéma.
La photographe d’alors affirme n’avoir subi quasiment aucune influence, n’ayant, au moment de se lancer dans un premier film, pas la moindre culture cinématographique. Coquetterie d’une cinéaste pas peu fière de son œuvre ? Un peu plus loin elle cite, tout de même, pour la partie documentaire, le néoréalisme italien qui fut, on le sait, l’un des principaux inspirateur de la Nouvelle Vague française…
Deux histoires parallèles donc. D’un côté, le quotidien d’un petit village de pêcheurs à Sète, au bord de l’étang de Thau, que Varda fréquenta longuement l’été pendant ses vacances, enfant. De l’autre, un couple en difficulté, échangeant sur une relation qui s’essouffle.
Un docu artistique
Dans sa partie documentaire, le film de Varda est tout simplement merveilleux. Dès les premières images on sait qu’on a affaire à une artiste : ce linge qui vole au vent dans la ruelle principale du village… Une image très cinégénique, qu’on trouve aussi chez Ozu, Kurosawa, Pawlikowski (dans Ida), autant de géants du cinéma, mais chut, Varda n’a subi aucune influence ! Le reste est à l’avenant : aux draps blancs d’un des deux côtés de la pointe s’opposent les noirs filets entremêlés de sa rive dévolue aux pêcheurs. Cette opposition noir/blanc travaillait la réalisatrice, on la retrouve concernant l’élément liquide (eau diaphane / eau boueuse), à propos de la faune (chat noir passant sous un filet blanc / chat blanc mort flottant dans la mélasse), dans les costumes des protagonistes (dans le couple, l’enfant du pays est en blanc, la femme venue de Paris en noir), dans le décor (barque en bois blanc devant l’ouverture sombre d’un hangar). Les plans magnifiques se succèdent quasiment sans temps mort : la rainure presque abstraite du bois ouvrant le film en gros plan qu’elle quitte en un long travelling, les souches qui font comme des sculptures, la disposition des barques sur l’étang, une grande perche pointant soudain vers le spectateur, une ribambelle d'enfants en enfilade. A seulement 25 ans, Varda fait preuve d’un sens du cadre et de la lumière assez époustouflant. On pense à une autre réalisatrice, Chantal Akerman, tout aussi précoce et tout aussi personnelle dans son approche.
On pense aussi très fort à deux films : Finis terrae de Jean Epstein et Stromboli de Rossellini, qui tous deux mêlèrent des scènes de vie quotidienne à la fiction. Varda a noté les propos des habitants du village pour reproduire leur langage dans ses dialogues. Ainsi de la très drôle réplique de la mère : « nous, on a déjà chié la moitié de notre merde ! », qui ne s’invente pas, n’est-ce pas ? On sent que la cinéaste cherche à rendre au mieux la réalité de ces gens qu’elle a pris en affection. Elle filme un monde hors du monde, sur lequel le temps semble ne pas avoir prise. La vie y est rude mais l’atmosphère joyeuse. Les rites structurent cette société d’avant la modernité : ainsi des joutes dominicales, suivies d’un banquet entre hommes tout en blanc, les femmes s’agglutinant à la porte, réclamant que le bal commence.
Dans cette partie documentaire, la fiction est réduite : deux inspecteurs de l’hygiène se voient renvoyés dans leurs cordes ; un jeune marin a des ennuis avec la gendarmerie ; ce jeune aimerait « fréquenter » une fille, Anna, 16 ans seulement, mais il se heurte au refus très patriarcal du père. C’est peut-être là que se fait le lien entre les deux histoires : d’un côté un amour évident, qui n’est entravé que par l’opposition d’un père, de l’autre une relation sur laquelle on débat sans fin. « Ils parlent trop pour être heureux », déclare une femme du village. Une phrase qui résume parfaitement les différences d’approche. Mais pour les deux couples, l’histoire finira bien : le jeune Raphaël sera autorisé à fréquenter Anna, ayant fait ses preuves à la joute, qui fait figure ici de rite initiatique. Pour nos deux parisiens, la décision sera de poursuivre leur relation.
Il faut aussi mentionner un événement dramatique : la mort d’un jeune enfant. La mère n’a pas alerté le médecin parce qu’ « il n’a jamais rien eu » tout simplement. Ce décès est traité sans aucun pathos, ce qui ne signifie pas sans émotion : dans un plan déchirant, on voit la mère hurler en silence à côté du berceau en bois de son petit (une simple boîte, émouvante aussi) – Zviaguintsev avait-il vu La pointe douce lorsqu’il signa un plan similaire dans Faute d’amour ? Puis les femmes du village viennent peu à peu s’agglutiner devant la porte, dans un plan aussi beau que comique. Un gamin se prend une torgnole parce que son petit frère est mort ! Notons d’ailleurs un beau raccord (à attribuer à Resnais ?) : Anna vient de se prendre une claque, puis une deuxième après avoir fait remarquer que sa mère aussi avait « commencé très jeune ». Raccord sur le gamin qui pleure. Malicieux.
La limite de cette approche, c’est le jeu : Varda, en effet, a été obligée de l’enregistrer, non seulement en post synchronisation faute de moyens (sans compter qu’avec le vent qu’il y avait, on imagine le problème technique), mais par des acteurs parisiens « qui avait ou savait faire l’accent du midi » ! Pas les meilleurs : la plupart des répliques sonnent faux. Et le doublage est visible. Une entorse à l’authenticité tant recherchée par la jeune cinéaste.
Une fiction théâtrale
A cette partie naturaliste qui fleure bon la simplicité, Varda va opposer la relation « compliquée » (pour employer un exaspérant adjectif tendance) entre un enfant du pays et sa femme. La cinéaste est allée chercher de jeunes acteurs de théâtre : d'une part Silvia Monfort, au physique étrangement anguleux et au regard d'aigle ; d'autre part, un certain Philippe Noiret, à la coupe monacale, dont c’était là le premier film. Pour un début, ça commençait fort : Varda a demandé à ses deux acteurs de dire leur texte de façon aussi neutre que possible. Encore une audace de la réalisatrice… pour le coup pas la plus judicieuse m’a-t-il semblé. On comprend que c’était pour mieux opposer cette partie à l’autre, mais comme dans l’autre les gens jouent faux aussi !... On m’objectera Bresson peut-être. Je répondrai, comme toujours, que le système Bresson, très particulier, ne se décline pas aisément ailleurs… Je rends hommage au parti pris mais ce jeu faux est assez pesant. Un parti pris d'autant plus radical que le texte est très littéraire : avec cette errance dialoguée, on pense fort à Duras, trois ans avant Hiroshima mon amour. Varda aurait-elle influencé aussi son monteur ?!
Pour accentuer encore le contraste, Varda traite les échanges du couple d’une façon singulière, tout sauf naturaliste : visages en gros plan filmés en angle droit, caméra au ras du sol pour capter le couple à travers le trou d’une nasse, plans soigneusement composés comme celui où une digue sépare les deux amants ou comme celui où les filets des pêcheurs en arrière-plan forment un grand cœur… L’étrangeté est ici la règle. La scène à l’intérieur de la coque en bois d’un bateau est de toute beauté, un mince filet d’eau reflétant le corps de la jeune femme marchant vers son mari, assis comme sur un trône.
Très souvent, Varda instaure un contrepoint entre les dialogues et l'image. Lorsque les deux époux débattent de leur relation et qu'on voit une longue perche fouiller le sol, cela fait sens. De même lorsqu'un crabe apparaît à gauche, d'autant plus que Noiret dira un peu plus loin à Montfort d'arrêter de "marcher en crabe". Lorsque deux hommes discutent de la défense de leurs droits à la pêche, Varda choisit de nous montrer les pieds des gamins qui tentent de rester en équilibre sur la poutre qu'il faut traverser pour aller chercher un drapeau. Ces contrepoints ne font pas toujours sens, avouons-le, mais ils relèvent d'une démarche expérimentale assez passionnante.
Les deux époux débattent donc d’une chose, de leur amour. C’est verbeux, mais pas toujours creux pour autant. La question « est-ce moi que tu aimes ou notre amour » est pertinente pour tout couple qui a déjà un peu vécu. Et j’ai beaucoup aimé la réponse de Noiret à ce que lui lance Silvia Montfort, en substance, « comme tout serait simple si j’étais moi aussi une enfant du pays ». Réponse de Noiret, donc, toujours en substance : « si on était pareils on ne se serait pas aimés... il faut laisser aux ressemblances le temps d’apparaître ». Belle et riche idée.
Le caractère très littéraire de leurs échanges (on est chez Rohmer, avant l’heure !... Rohmer chez qui les acteurs jouent souvent faux d’ailleurs) s’oppose au pragmatisme des dialogues entre villageois. La jeune femme suscite l’envie (« il s’est bien débrouillé ») autant que la suspicion. On pense ici à la façon dont Ingrid Bergman est accueillie dans Stromboli : dans ces microcosmes, tout corps étranger est a priori rejeté, et c’est sans doute le sens de la première scène, avec les gens de la ville venus contrôler le village. On pense aussi aux petites phrases qui fusent, à Palavas, au passage de l'héroïne de La dérive, de Paula Delsol, l'enfant du pays s'étant corrompue en montant à Paris... Voilà qui fait le lien entre les deux figures féminines de la Nouvelle Vague française...
Dans leur relation, la femme doute beaucoup mais est attachée à son homme. D’ailleurs, elle a seulement « essayé de [le] tromper ». Lui est plus serein (« si tu veux partir, tu pars »), mais tout de même impliqué : il va chaque jour à la gare dans l’espoir de la voir arriver (beau plan sur les rails), puis argumente car il a envie que leur relation dure. Est-il d’ailleurs si serein ? Dans une jolie scène, Noiret dans les gradins de la joute se retourne soudain et constate que sa femme a disparu. On le voit inquiet, puisqu’elle avait déclaré vouloir le quitter. Ouf, elle était seulement partie chercher une glace, glace qu’il refile à une gamine à côté. Il en veut à cette glace de lui avoir causé cette douloureuse inquiétude : pas question de la déguster !
Aux plans souvent fixes sur les villageois s’opposent les lents travellings suivant le couple : les deux époux ne cessent de marcher, ils sont en recherche de quelque chose d’insaisissable. Le village, lui, est tout immuabilité, il apaise peu à peu la femme arrivée là avec l’idée d’une séparation. Le couple reprend de l’allant, s’embrasse, finit par se poser, dans une chambre surplombée d’une ampoule électrique. Plus qu’à se frayer un chemin dans la foule des danseurs pour reprendre le train vers Paris. Je ne peux plus voir ce genre de scène sans penser à la fin des Enfants du paradis de Carné. Mais ici, la fin est heureuse.
Un mot enfin sur la musique, très invasive comme dans Finis terrae dont elle était un personnage à part entière : un ensemble de clarinettes produisant une musique déroutante, le plus souvent sur les scènes montrant les deux époux. Cette unicité sert le film, exprimant le décalage de ce couple intello, nourri culturellement de voyages, sans cesse en mouvement, avec le village figé pour l'éternité. Ces deux aspects, beauté du cadre fixe issu de la photo et grâce du mouvement, ne résument-ils pas, d'ailleurs, ce qu'est l'essence du cinéma ?
On n’en finirait pas d’énumérer les idées merveilleuses qui émaillent ce premier long métrage : un chat noir qui surplombe le couple en crise, un chat blanc devant une fenêtre en bois grillagée alors qu’Anna vient d’apprendre que son amoureux allait être emprisonnée (les chats sont omniprésents dans le film), une vieille locomotive qui vient barrer la route des deux époux, ce bric-à-brac permanent à La pointe courte qui évoque l’art brut, les gamins sous la table avec de petits pieds en haut de l'image annonçant la mort prochaine de l'enfant dans sa caisse, l'ombre des chaussetes et des bas qui se projettent sur le sol répondant au chat noir qui vient de passer, des cyclistes qui défilent en arrière-plan dans l'un des dialogues de Noiret et Montfort, l'ultime plan sur l'orchestre des quatre vieux en blanc… Ce festival visuel parvient, le plus souvent, à éviter l’ennui qui menace (beaucoup moins au deuxième visionnage, il faut le souligner) en raison de l’intrigue ténue, même si le film ne dure qu’1h17.
Dans le bonus avec Amalric, Agnès Varda déclare que dans un premier film on parle toujours de soi, ce qu’on peut en effet vérifier (Scorsese, Truffaut, Chabrol…). Ici, la cinéaste est à la fois une enfant du pays, puisque ce lieu se rattache à son enfance, et une intellectuelle, perçue d’ailleurs comme telle à La pointe courte. A travers cette chronique d’une langue de terre, elle dresse ainsi son portrait. On le sait depuis Proust, c’est en parlant de soi qu’on peut toucher à l’universel : démonstration faite, une fois de plus. Et de quelle manière !
8,5
Créée
le 5 mars 2022
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