Le colosse aux pieds d'argile
On peut avoir quelques appréhensions avant de lancer Heaven's Gate : difficile de savoir à quoi s'attendre devant un film aussi détesté à sa sortie qu'ardemment réhabilité avec le temps! Certes, le précédent film de Cimino, Voyage au Bout de l'Enfer, était génial, mais c'était un exercice périlleux qui aurait pu s'effondrer tel un château de cartes sans une maîtrise formelle du réalisateur, qui aurait facilement pu se laisser aller à la prétention et livrer un truc boursouflé ; mais il s'en était tiré tel un équilibriste en livrant un chef-d’œuvre aussi saisissant que poignant, reconnu à sa juste valeur par critiques, public et Oscars. Par contre, les principales critiques sur Heaven's Gate à sa sortie portaient justement sur son côté boursouflé... De toute évidence, le film souhaite jouer dans la même catégorie que Voyage au Bout de l'Enfer : 3h35 de durée, une reconstitution minutieuse, des centaines de figurants, une alternance entre grand spectacle et scènes intimistes ; mais pour faire un chef-d'oeuvre, il faut forcément une alchimie subtile plutôt qu'une formule toute faite.
Nombreuses sont les histoires qui ont entouré la production du film, et le perfectionnisme maladif de Cimino ainsi que les millions de dollars qui ont été flambés se voient à l'écran : Heaven's Gate est un des plus beaux films que j'aie vu, chaque plan est une splendeur, les décors fourmillent de détails, les paysages sont écrasants par leur ampleur, bref, du grand art et une des plus belles représentations de l'ouest américain au cinéma. Je ne saurais que vous conseiller le blu-ray tant la restauration fait des merveilles.
Cette beauté plastique contribue à l'impression globale que j'ai d'Heaven's Gate, qui me paraît être le cas typique du soufflé qui se dégonfle. Certains disent que le film est très lent à démarrer, mais ce n'est pas du tout l'impression que j'ai : la première heure du film est très bonne. L'introduction à Harvard quelques années avant les événements principaux met bien lumière un des thèmes du film, celui de la perte des valeurs et des idéaux ; du reste, l'histoire est minutieusement mise en place et d'une fort belle façon, avec cette misère et ce chaos omniprésents.
Curieusement, à partir de la deuxième heure, le film se détourne des enjeux initialement mis en place en mettant pour bonne partie de côté cette histoire de liste noire établie par les riches contre les immigrants pour se focaliser sur un triangle amoureux constitué entre Kris Kristofferson, Christopher Walken et Isabelle Huppert, qui est par ailleurs franchement foiré et insipide. C'est là qu'on voit un des principaux problèmes du film (pour moi en tout cas) : Cimino y est beaucoup plus doué pour mettre en scène que pour écrire et raconter une histoire. On a du mal à s'identifier et à s'attacher aux personnages, qui manquent de charisme et de relief et qui agissent parfois de façon incohérente, au point de paraître tels des pantins désarticulés ; les relations qu'ils tissent paraissent assez plates, avec des dialogues qui sonnent parfois franchement creux. Dans Voyage au Bout de l'Enfer, Cimino laissait le spectateur s'impliquer de lui-même dans l'histoire, jouant souvent sur les non-dits, mais ici, ça ne fonctionne pas, et je n'ai trouvé que trop peu d'émotions durant ces 3h35. Le personnage joué par Christopher Walken est supposé être partagé entre le bien et le mal, mais ça n'a pas du tout marché pour moi : même après la fin du film, je n'arrive pas du tout à savoir ce que je suis supposé penser de lui.
L'histoire, de son côté, piétine pendant un bon moment : le film pâtit de l'importance accordée à ce triangle amoureux, et se trouve au final assez bizarrement construit, plutôt décousu. Le rythme est assez mal équilibré : c'est un choix délibéré que d'imposer un tempo assez lent, mais la sauce ne prend pas et on finit par perdre en intérêt. Je n'ai absolument rien contre les films lents ou longs, bien au contraire, mais je connais des films de 5h qui passent bien mieux que ça. Un bon nombre de scènes auraient gagné à être traitées de façon plus simple, plus directes. Comme si Cimino s'était voulait se la jouer grand roman, sans être assez solide pour écrire un tel scénario à lui tout seul (la plupart des films du genre ont été adaptés de grands classiques de la littérature ; ou alors prenez Il Etait Une Fois en Amérique, il a bien fallu une dizaine de scénaristes). Au bout du compte, j'ai eu du mal à savoir où il voulait en venir, tant l'histoire du film ne m'a pas paru valoir 3h35 ; malgré la bataille impressionnante à la fin du film (où je n'ai cependant pas trouvé la même implication émotionnelle que dans les moments clé de Voyage au Bout de l'Enfer), qui m'a sorti de l'indifférence polie que j'éprouvais, je suis ressorti avec un grand sentiment de vide.
Bref, j'aurais vraiment voulu adorer Heaven's Gate, mais il paraît être la représentation parfaite du colosse au pied d'argile : Cimino veut voir les choses en grand mais a du mal avec les aspects les plus simples et élémentaires. Il ne mérite pas du tout la mauvaise réputation qu'il a eu à sa sortie, probablement due à toute l'attente qu'il y avait autour, mais j'ai bien du mal à y voir un chef-d'oeuvre. Je m'essayerai quand même à un deuxième visionnage pour me faire un avis définitif, qui me rendra peut-être, je l'espère, plus réceptif envers certaines qualités dont je serais passé à côté... ou plus sévère envers les défauts du film. Ça me fait penser qu'il faut que je me revoie Le Guépard, tiens!