L'enfer vert.
Dédié au cinéaste Henri-Georges Clouzot, "Sorcerer" est en effet un remake de son film "Le salaire de la peur", ou plutôt une seconde adaptation du roman de Georges Arnaud. Souhaitant au départ...
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le 18 janv. 2015
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Paris, c'est souvent très chouette quand on est cinéphile : ce soir, j'ai pu assister à une projection de la version (magnifiquement) restaurée de Sorcerer en présence de William Friedkin, qui a préféré aller manger avec sa femme pendant la projection du film sous prétexte qu'il l'avait déjà vu trop de fois, mais qui nous a gratifié d'une séance de questions-réponses avec le public une fois le film terminé : c'est un type très sympa, très honnête et simple dans sa façon de parler, assez drôle parfois ; en tout cas c'est vraiment très intéressant de pouvoir poser nos questions à un réalisateur de ce calibre.
Pour ce qui est du film en lui-même, je nourrissais de bons espoirs, ayant adoré d'une part Le Salaire de la Peur, et d'autre part French Connection de Friedkin, qui a voulu faire une adaptation très libre du film original, en y reprenant le concept, certaines scènes et c'est tout, les personnages n'ayant rien à voir et les situations étant souvent différentes. Comme dans le Clouzot, il faut une heure de film pour que la partie avec les camions commence, mais ça ne se déroule pas de la même façon : la première demi-heure présente les vies des 4 personnages (ayant tous trempé dans le crime ou la magouille) dans leurs pays respectifs avant d'arriver en Amérique du Sud. Parfois critiquée par certains, cette partie n'est pas inutile, certains détails caractérisant les personnages étant importants pour la suite si on y prête attention (notamment par rapport à certains thèmes sur la fatalité et le destin auxquels Friedkin dit s'intéresser ici). La deuxième demi-heure se passe dans le village paumé d'Amérique du Sud où les personnages de Roy Scheider et Bruno Cremer vont être amenés à se croiser, et dont les problèmes d'argent vont les amener à accepter la dangereuse mission (avec 2 autres personnages) qui faisait tout le sel du film original.
J'étais impatient de voir comment Friedkin s'en était tiré avec la partie des camions, lui qui avait réalisé une des plus grandes scènes de courses-poursuites de l'histoire du cinéma avec French Connection, et je n'irais pas par 4 chemins : j'ai été très déçu, car j'ai carrément le sentiment qu'il n'a rien compris au film de Clouzot. En effet, le film original était mis en scène avec toute une minutie qui immergeait le spectateur autant que possible dans l'histoire avec les protagonistes, avec qui on avait vraiment l'impression d'embarquer dans l'aventure ; et le cinéaste français avait tout un art de mettre en place un suspense et une tension virtuose, où l'on sentait que le moindre nid de poule ou la moindre bosse pouvait être fatale (c'est là tout l'art du pouvoir de suggestion). Ici, Friedkin reprend le style qui caractérisait French Connection avec une mise en scène nerveuse qui entre en contradiction avec le principe d'une cargaison de nitroglycérine qui peut exploser à la moindre secousse, et une narration quelque peu elliptique qui se passe du superflu, ce qui donne à l'ensemble un aspect assez plus ou moins expéditif, qui ne cherche pas à prendre son temps, ce que l'on peut voir rien qu'en comparant la durée de la partie du transport des explosifs entre les deux films : à vue de nez 85 minutes dans l'original et 45 minutes dans ce remake. Du coup, il y a bien la fameuse scène du pont suspendu qui est chouette, mais au bout du compte le réalisateur passe à côté du concept et échoue à reproduire l'authentique suspense de l'original, et à vraiment faire ressentir l'impression au spectateur de vivre un périple qui met les nerfs à rude épreuve. De plus, dans le film original, on s'attachait vraiment aux personnages, dont on ressentait à la fois le courage et le désespoir et avec qui on partageait quelques moments de vie simples, ce qui les rendaient humains ; ici, les protagonistes paraissent plutôt lâches et antipathiques, ce qui est sans doute intentionnel étant donné que ce sont des crapules, mais l'implication émotionnelle du spectateur s'en retrouve fort gênée ; et parallèlement, la prétendue noirceur que Friedkin paraît vouloir donner à l'ensemble a du mal à fonctionner (avec moi en tout cas).
La comparaison de 3 scènes des deux films permet de représenter l'échec que constitue à mon sens ce remake.
Premièrement, dans le film original, un des obstacles sur la route était constitué par un gros rocher qui barrait le chemin des personnages, qui étaient obligés de le faire exploser : après l'explosion, de nombreux cailloux retombent en menaçant dangereusement d'arriver sur un des camions et de faire exploser la nitroglycérine, ce qui ne manque pas de faire stresser le spectateur ; là, le rocher est remplacé par un gros arbre, il le font péter (après une scène un peu vaine où Roy Scheider s'attaque à la forêt avec sa machette), et puis c'est tout.
Deuxièmement,
dans les deux films un des camions explose, mais pas de la même façon. Dans le premier, on ne sait pas du tout pourquoi, et le mystère ajoute à l'émotion impliquée par la perte tragique de personnages auxquels on étaient attachés ; dans le deuxième, le pilote s'écrase comme une merde dans le ravin par un simple manque d'inattention alors qu'il évoque sa femme à son co-pilote. C'est franchement moyen, et ça ne fait rien ressentir au spectateur.
Troisièmement, dans le film original, le personnage d'Yves Montand était à bout de forces vers la fin de son périple, avant d'enfin arriver au puits
(et son épuisement aura un impact sur la conclusion du film)
; là, on a une scène d'hallucination du personnage de Scheider sans grand intérêt et presque sortie de nulle part, sans qu'on ait vraiment l'impression d'avoir vécu le périple du personnage (d'autant que l'arrivée au puits m'a paru arriver ici bien trop vite), et sans que ça ait d'impact sur la fin du film, qui est différente.
Pour un peu, on aurait presque l'impression que Friedkin se désintéresse de toute la partie des camions, et à vrai dire on aurait presque pu enlever du scénario la cargaison de nitroglycérine capable d'exploser à la moindre secousse que le résultat ne serait pas très différent dans son déroulement. A côté de ça, le réalisateur a voulu insuffler certains de ses thèmes qui lui tiennent à cœur ("The Exorcist was a film about faith, Sorcerer is a film about fate", disait-il), sans que ça m'ait paru vraiment abouti, et la conclusion pessimiste (avec quand même une touche d'humour noir) m'a paru presque un peu arrivée comme un cheveu sur la soupe.
Je suis sans doute sévère avec Sorcerer par la comparaison avec Le Salaire de la Peur, mais même sans ça, le film me paraît un peu bancal et vain, sans être foncièrement médiocre. Je suis peut-être passé à côté de quelque chose, mais à part une belle photographie (on gagne clairement en exotisme par rapport à l'original) et quelques chouettes scènes, ça ne vaut pas mieux à mes yeux qu'une simple curiosité, et je suis surpris que Friedkin le considère comme son film le plus abouti... A voir, cela dit, si un revisionnage m'aiderait à le distancer du film de Clouzot pour mieux l'apprécier...
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Créée
le 11 juin 2015
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