Comme pour un grand nombre de films à la réputation immense, c'est avec une certaine appréhension que j'ai entamé Heaven's Gate. J'ai vraiment tenté de le découvrir dans les meilleures conditions possibles : j'ai d'abord commandé la version intégrale en blu-ray, puis j'ai attendu quelques jours pour ne pas la voir à n'importe quel moment. J'ai choisi ce samedi pour me lancer, la veille je me suis couché plus tôt que d'habitude, et j'ai fait en sorte de réserver l'après midi sans qu'il y ait qui que ce soit dans les parages ; c'est peut-être des manières inutiles, mais mon esprit fonctionne comme ça. A mon sens, selon l'humeur du moment, le climat de dehors, ou l'entourage qui gravite autour, ça peut avoir une incidence sur le subconscient.
Passons outre ces demi-mesures inintéressantes et autres détails superficiels, et venons-en clairement au film. Heaven's Gate est très franchement d'une élégance rare : le travail de reconstitution, des magasins jusqu'à la gare d'une ville formidablement animée, et l'explosion machinale d'une époque charnière. La beauté formelle et le souci de précision sont à couper le souffle, ça dépasse largement mes attentes. Je ne peux même plus parler de critères personnels, de ce qui peut me plaire ou non. C'est simple, il ne faut pas rater le train qui te plongera totalement dans cette fresque de Cimino. Si tu le rates, tu le verras s'éloigner peu à peu, il deviendra flou, peu de choses t'atteindront et tu auras l'impression d'errer dans un grand vide soporifique, sans rien à l'horizon, ni personne pour t'expliquer ce qui fait que la magie opère pour d'autres et pas pour toi. C'est en quelque sorte ce qui aurait pu m'arriver...
Plus qu'un long-métrage de trois heures et des broutilles, ce fut l'une de mes expériences cinématographiques les plus enrichissantes. Enfin, l'"enrichissement" viendra avec le temps au fur et à mesure que je reviendrai dans le comté de Johnson, rien que pour ses paysages foudroyants et son ambiance lyrique. D'ailleurs, ce dernier mot que j'emploie bénéficie d'une place de choix au sein de la narration ; on baigne dans un lyrisme puissant et cela implique un degré d'intimisme aussi fort. Quand vient le calme, le repos et l'exaltation dans un lit, au bord d'une rivière éclatante ou dans une charrette roulant au gré du vent et des chevaux de course.
L'immigration, thème profondément ancré au fil des siècles, n'est pas uniquement touchée du doigt, elle n'est pas mise à mal, elle ne veut pas nous faire culpabiliser, et encore moins nous agacer ou nous arranger dans notre propre point de vue. Bien évidemment, il y a un peu de tout ça, mais c'est la façon dont les différents camps sont montrés qui fait preuve de l'étendue de l'intelligence de Cimino. Il dépasse le stade du propos pour s'immiscer nettement dans le cercle des immigrés d'Europe de l'Est et celui des natifs de l'Ouest américain. Il nous démontre leurs stratagèmes préparés comme précipités, leurs pensées les plus enfouies... il n'y a pas de manichéisme. Pas de bien d'un côté et de mal de l'autre, plutôt que de croire ça dites vous que Cimino montre de ses mains expertes ce qu'il en coûte de bousculer tout un groupe de personnes, au point de les toucher au plus profond d'eux-mêmes, de leur faire craindre le pire pour leurs proches. Même s'ils se fourvoient, même s'ils ne font pas les choses comme il faudrait, c'est l'animosité qui les habite qui leur permet de se mettre en condition. Alors, plutôt que de rester sagement à attendre que son heure vienne, plutôt que de regarder l'épée de Damoclès tomber sur soi, chacun des opposants va entreprendre ce qu'il semble le plus digne.
Je crains d'en dire trop, ou pas assez.
J'en termine pour de bon, « La Porte du paradis » est à mes yeux un chef-d'oeuvre qui a le torse suffisamment bombé pour se bonifier et se surpasser à chaque nouveau visionnage. Je l'aime déjà comme un fou. Pour la qualité de ses personnages, de ses petites intrigues entrecoupées, de sa technique de scène cyclique - la valse remplie d'allégresse du début contraste forcément avec la lutte tournoyante vers la fin. Pour ses mélanges de rires, de pleurs, d'amour et de guerre barbare. Pour tout ça, il n'y a pas à tortiller ne serait-ce qu'une seconde, on est à des années lumières du western classique... Et ce n'est qu'à la dernière phrase du dernier paragraphe que j'en viens à la musique enivrante et parfaitement orchestrée, le proverbe qui dit qu'elle est le miroir de l'âme et le langage des émotions n'a jamais été aussi vrai qu'ici.
Cimino, tu m'as ouvert la porte de ton paradis.
Je t'ouvre la porte de mon top 10 films.