Parfois, on éprouve cette désagréable sensation d’être comme tenus par des ficelles, menés comme des marionnettes, comme un pantin dans un immense cirque. Qui est donc ce marionnettiste inconnu qui dirige le spectacle ? Voilà, en quelques mots, le chemin que prend La Poupée, réalisé par le grand Ernst Lubitsch.
Grand réalisateur de comédies au début du siècle, il connaît ici ses premières années en tant que réalisateur. Fort du succès de La Princesse aux huîtres la même année, il réalise également La Poupée, une comédie purement « lubitschienne ». Dès les premiers instants du film, il se met en scène en train de planter un décor miniature, où il place ses deux premiers personnages, qui s’animent ensuite, la caméra nous remettant à l’échelle de ces personnages. Un premier petit coup de génie permettant déjà de poser les intentions du cinéaste, qui se présente ici comme le marionnettiste, animant ses personnages selon sa volonté, comparant l’univers de son film à une gigantesque maison de poupées. Une idée qui, d’emblée, donne un aspect comique au film, qui se présente comme une fable sociale aux multiples discours.
La Poupée est un film d’une très grande richesse, qui permet à chacun de dénicher des lectures à sa façon et selon sa propre vision des choses. Il y a, tout d’abord, l’éternelle satire de l’aristocratie et de la bourgeoise, récurrente chez Lubitsch, qui se manifeste ici notamment à travers la cupidité des personnages. Une cupidité qui est, d’ailleurs, généralisée, donnant notamment lieu à quelques scènes cocasses dans une abbaye où les pensionnaires du bâtiment ne semblent pas être très impliqués dans leur vœu de pénitence. Comme à son habitude, le cinéaste esquinte les traditions et les institutions en les mettant face à leurs travers, invoquant le ridicule pour également avoir l’approbation du spectateur. Une satire qui ne se contente pas de se moquer, mais qui se permet également d’être en avance sur son temps, et ce de plusieurs manières.
Tout d’abord, La Poupée s’intéresse aux rapports hommes/femmes mais également à la place des femmes dans la société, usant justement du quiproquo selon lequel la prétendue poupée est en réalité une vraie femme. Le film illustre, d’une certaine manière, l’image d’une femme-objet, servant à un jeune homme à asseoir sa place dans la société, ou à des hommes plus âgés de contenter leur regard. Une femme ici campée par Ossi Oswalda, déjà tête d’affiche de La Princesse aux huîtres, au jeu très énergique, qui confère beaucoup de dynamisme au personnage, supposé être une poupée, mais tirant en réalité les rênes de l’histoire, dans une sorte de paradoxe qui donne encore plus de charme au film. Enfin, peut-être est-ce le fait de vivre à une époque où la technologie se développe à une vitesse galopante, mais on peut aussi voir un reflet de la mécanisation des rapports humains, comme une sorte d’ancêtre de ces nouveaux androïdes plus vrais que nature destinés à tenir compagnie à des hommes seuls et qui se développent de plus en plus en Asie. Il est tout à fait possible que Lubitsch n’y ait pas pensé, mais ça l’est peut-être, et ça serait encore plus remarquable.
Comédie rafraîchissante, dynamique, intelligente et en avance sur son temps, La Poupée condense tout ce qui fait la force et le charme du cinéma de Lubitsch. Appuyant où ça fait mal mais toujours avec une certaine bienveillance, c’est un film d’une modernité assez impressionnante. Un tour de force d’autant plus réussi car Lubitsch a su composer avec le manque de moyens dont était victime l’Allemagne au lendemain de la Grande Guerre, usant de décors ostensiblement artificiels mais justifiés par le fait que tout se déroule dans une maison de poupées. Une comédie intelligente et ingénieuse qui vous garantit de passer un excellent moment.