La Princesse et la Grenouille
6.4
La Princesse et la Grenouille

Long-métrage d'animation de John Musker et Ron Clements (2009)

Notre note est neutre et ne reflète rien. L'article comporte plusieurs spoilers.


On aurait bien aimé que la Princesse et la Grenouille ne fût pas un désastre, essentiellement parce qu'il préfigurait la possibilité de mettre en tension, via la comédie musicale, ce qui se mêle de plaisir et d'affreux labeur dans la réalité du travail.


Passé un prologue laborieux, le film s’ouvre sur la Nouvelle Orléans et nous présente Tiana, jeune femme débrouillarde qui cumule les boulots pour acheter le restaurant dont rêvait son père – aliénation familiale qui ne sera jamais discutée, mais qui permet d'animer un corps souffrant, c'est-à-dire un corps en décalage rythmique. C’est en tout cas ce qui semble préoccuper la mise en scène, au moins dans un premier temps : via différents gags, le travail et sa cadence infernale imposent à Tiana un rythme qui la dépossède de son corps. Ainsi du réveil, qui la tire du sommeil alors qu’elle vient de s’affaler dans son lit ; ou des passants qui veulent l'entraîner dans leur sarabande avant de la voir se dérober. Au-delà des effets de caractérisation produits*, la mise en scène insiste d’autant plus sur ce décalage qu’elle l’intègre dans un numéro de comédie musicale, habituel moment de déclaration d’objectif ou d’harmonisation des personnages entre eux. Or, rien de tout cela ici. Si la protagoniste déclare son objectif, ce n’est que par la négative : en se désaxant du monde et de son rythme. Si Tiana ne veut pas danser avec les passants, c’est parce qu’elle doit aller travailler. Célébrative, la première chanson montre ainsi celle qui ne célèbre pas. Harmonieuse, elle montre celle qui échappe à l'harmonie, parce que prise par une autre cadence. L'idée n'est pas nouvelle : on pense à Belle qui s’enfuit à la fin de « Bonjour » dans la Belle et la Bête. À une différence près : si Belle échappait à Gaston, c’était de sa propre volonté. Tiana ne s’esquive que parce qu’elle est possédée par un autre rythme : celui du travail**.

La suite de la séquence introduit une nuance : ce rythme imposé par le travail n’est pas seulement coercitif, en tant qu’il désaxe Tiana et l’écarte du reste du monde, il esquisse aussi un espace de réajustement. Mouvement paradoxal dont le film ne tirera malheureusement que quelques effets, comme cet enchaînement de plans où Tiana prépare les plats, les sert puis admire avec plaisir le visage satisfait d’un client. À ce moment, la mise en scène illustre le réajustement de Tiana par un réajustement de ses gestes et des mouvements de caméra avec la musique : ses gestes, parce qu’ils suivent une chorégraphie totalement contrôlée ; la caméra, par le biais d’un travelling dans l’axe qui permet de capter en rythme le bonheur des clients. À ce moment-là, c’est le film lui-même qui danse avec son personnage. À ce moment-là, le film organise la perspective d’une harmonie retrouvée.

On pourrait s’étonner d’une telle concordance, mais ce serait oublier que Tiana veut travailler ; elle le souhaite même plus que tout. Mais à une condition : gérer son propre restaurant et ainsi ne pas subir le même sort que son père, brutalisé par les cadences infernales d’un travail à la chaîne. C’est d’autant plus clair que cette parenthèse enchantée s’interrompt quand une spatule tape le dos de Tiana : le cuisinier, et gérant manifeste du restaurant, impose un nouveau rythme en lançant de nouvelles assiettes à servir. Tiana abandonne alors ses gestes contrôlés et doit se contorsionner pour les récupérer. Les assiettes retombent, et leur impact épouse parfaitement le rythme de la musique. Une nouvelle cadence s’impose, mais ce n’est plus Tiana qui la commande. Avoir réussi à modéliser le travail sous ses deux aspects – en tant qu’espace de réalisation de soi et d’exploitation – est la plus grande réussite du film. Disons-le même : c’est la seule. Hélas, le film ne poursuivra pas la voie engagée et s’embourbera dans une série de numéros musicaux assez vains et purement illustratifs. À vrai dire, on sent le film plus intéressé par sa puissance gaguesque, multipliant avec plus ou moins de réussite les déformations physiques et les pointes satiriques. Il faut le rappeler : la séquence décrite plus haut ne dure qu’une petite vingtaine de secondes. Le reste tombe dans les mêmes culs-de-sac thématiques que de nombreux Disney : personnages unidimensionnels, moralisme ambiant, éloge de l’équilibre – ici, la juste mesure à trouver entre relation amoureuse et dévouement professionnel – et bien sûr, figure paternelle aliénante. On ressort essoré d’une telle déferlante de banalités. Il y avait pourtant une belle idée : jouer dans une même scène l’ambivalence du travail, l’incarner comme cadence à même de contorsionner ou de réajuster les corps. Il y avait un film à faire.

Ce ne sera pas la Princesse et la Grenouille.



* Autrement dit : la détermination de Tiana et le sens du sacrifice dont elle fait preuve pour réaliser son rêve – sens du sacrifice que le film éludera lors de la dernière partie, puisqu'on ignore comment Tiana obtient l'argent qui lui permet de financer son restaurant. Sans doute grâce à la puissance de l'amour.

** On admettra que les faits sont plus subtils : en réalité, ce n’est pas tant le travail dont la cadence est représentée que la cadence que Tiana impose à son propre corps. Désireuse d’amasser suffisamment d’économies, elle multiplie les différents emplois jusqu’à s’empêcher de vivre. On ne peut que se désoler de cette idée nauséabonde, selon laquelle le poids du travail reposerait, du moins ici, sur les épaules du travailleur lui-même.


Thibaut-Goguet
5
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le 13 févr. 2025

Critique lue 8 fois

2 j'aime

Thibaut Goguet

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