Notre note est neutre et ne reflète rien. L'article comporte plusieurs spoilers.
Morcellement
Prestigieuse cheffe d’orchestre, Lydia Tár rentre à Berlin après la promotion de son prochain enregistrement en public de la 5e symphonie de Gustav Mahler – l’occasion de nous présenter sa femme et sa fille, cette dernière étant apparemment harcelée par une camarade de classe. Le lendemain matin, Lydia l’accompagne jusqu’à la cour de récréation et s’approche de la jeune coupable. Un champ-contrechamp glacial nous attend : Lydia arbore un visage fermé, une voix menaçante et, feignant d’installer une relation d’équivalence en se mettant à genou, ne fait qu’accentuer sa position de domination : « They won’t believe you. Because I’m a grow-up.* » Tétanisée dans sa doudoune rouge, la fillette ne cessera de fixer Lydia – grand méchant loup d’opéra – qui repart d’une marche tranquille, la main dans la poche.
Paradigmatique d’une grande partie du film – au moins jusqu’aux premières amorces de la chute de Lydia –, cette scène illustre le contrôle total de Lydia sur sa vie, son environnement professionnel et ses différentes relations sociales. Ce contrôle se trouve très concrètement spatialisé pendant la séquence de la masterclass donnée à la Juilliard School, lorsque Lydia se confronte à un étudiant qui refuse de jouer Jean-Sébastien Bach au nom de raison morales – ici, la misogynie du compositeur. Au-delà des arguments délivrés, le film met en scène une Lydia en pleine possession de ses moyens, c’est-à-dire en pleine possession de l’espace. Ainsi la voit-on faire le tour de l’amphithéâtre, s’asseoir puis se relever, tout en ne cessant de monologuer pour asseoir sa puissance rhétorique face à un étudiant en situation concrète d’impuissance. À peu de choses près, c’est la scène avec la jeune fille qui se rejoue. À la différence qu’ici la séquence se double d’un enjeu spatial. Prendre le pouvoir, c’est prendre l’espace. Voilà pourquoi le film ne cessera d’accompagner Lydia dans le moindre de ses déplacements. Qu’il s’agisse de plans fixes ou mobiles, elle occupe systématiquement le cadre. Mieux : elle le sature. Le cadrage régulier des miroirs organise sa démultiplication. Même lorsqu'elle est absentée, comme dans la séquence qui la voit conduire avec sa femme après la démission de sa secrétaire, elle continue d’apparaître en reflet dans le rétroviseur. C’est que les miroirs sont partout, et le caméra ne cesse de s’attarder dessus : dans les chambres d’hôtel ou le petit appartement berlinois ; ils captent cette sur-présence du personnage par sa sur-spatialisation, laquelle ne va pas sans une certaine effusion du personnage. Un morcellement. À force de la dédoubler, les reflets de Lydia racontent en creux l’éclatement de sa personnalité. C’est très certainement ce qui explique son retour dans sa maison d’enfance, lorsqu’elle redécouvre un vieil enregistrement télévisé de Leonard Bernstein qui définit la musique comme partage du sensible. Évidente révélation : pour Lydia, la quête du pouvoir s’est substituée à la quête de partage. Partage de toute façon battu en brèche par la domination qu’exerce Lydia ; car quel partage peut-il encore s’organiser lorsqu’il se fonde sur le mépris de l’autre ** ? D’où l’issue logique et exemplaire de la masterclass, quand l’étudiant, s’adressant pour la dernière fois à Lydia, substitue au maestro d’usage un : « You’re fucking beach.*** »
Chemin de croix
Au delà de ces évidentes qualités formelles, le dernier tiers du film sombre dans un moralisme unidimensionnel. Si Todd Field n’exonérait pas les crimes de son personnage, il parvenait à capter l’effroi d’un monstre qui assiste à la destruction de son monde. Destruction de son espace même, à travers le reflet de Krista – une jeune femme dont Lydia a brisé la carrière – qui hante ses rêves avec un effet rappelant la déformation visuelle d’un miroir bombé ; ou le simple bruit d’un métronome qui réveille Lydia en pleine nuit, premier signe d’une faille prête à devenir béance. La dernière partie abandonnera ces velléités pour lui préférer le classicisme d’un récit de rédemption. Le cadrage redondant et resserré sur les larmes de Lydia quand elle pleure devant son émission d’enfance ou la nausée que lui inspire la présentation en orchestre des masseuses numérotées enterrent ces séquence dans un pathos sentencieux et franchement invraisemblable. Reste le rire final : la dernière séquence voit Lydia diriger une composition de jeu vidéo – dernier degré dans la hiérarchie normée des dignités esthétiques – avec le même cérémonial qu’elle accordait à une symphonie de Mahler. Sublime tentative de rédemption pour ce personnage qui se moquait des œuvres modernes et qui tente, sous les éclats de rire des spectateurs****, de renouer avec sa dignité perdue.
* "Ils ne te croiront jamais. Parce que je suis une adulte."
** Dans le cadre de la masterclass, l’effet est d’autant plus saisissant que la séquence se situe dans l’amphithéâtre d’un conservatoire, c’est-à-dire d’une salle de cours : lieu paradigmatique de la transmission, et donc du partage.
*** "Vous êtes une salope."
**** Nous parlons des spectateurs du film : un tel décalage entre le cérémonial classique et l’objet populaire produit un effet comique assez clair. La tentative de rédemption de Lydia est d’autant plus saisissante que c’est le spectateur lui-même qui, par son rire ou son amusement, acte son humiliation.