Dans tout parcours de cinéphile, il y a un moment où à force d’accumuler des noms d’œuvres, d’artistes ou même de techniciens, on finit par aussi se prendre d’affection pour celles et ceux qui ne sont pas derrière, mais devant la caméra. Les acteurs, figures incontournables parfois caractérisées par certains comme de simples marionnettes, mais qui minent de rien, sont souvent les fers de lance d’un marketing ou tout simplement de l’attente que peut susciter un quelconque projet. Il y a et il y aura toujours des « stars », qu’elles soient françaises, américaines ou autre, des plus petits profils souvent encore trop de niche, mais plus que de chercher un entre-deux, ce qui m’intéresse ici, c’est ces personnalités dont on attend principalement, plus que le minois ou un formule déjà toute faite, mais bien plus le talent. Que ce soit la légendaire Isabelle Huppert, lauréate d’innombrables récompenses et tête d’affiches d’auteurs au prestige inébranlable, ou Hafsia Herzi, peinant à être encore totalement identifiée du grand public, mais dont les capacités de jeu, d’ambivalence et d’ambiguïté n’ont fait qu’impressionner les spectateurs suivant scrupuleusement l’actrice et réalisatrice. Un duo sur le papier ravageur, qui éclipserai presque la cinéaste derrière le projet, Patricia Mazuy, dont j’avoue n’avoir rien vu d’autres, et sortant d’un Bowling Saturne clivant, à priori très éloigné du reste de sa filmographie, mais qui a su provoquer des réactions ô combien contrastées. Voilà ce qui se cache derrière La Prisonnière de Bordeaux, contant l’amitié entre deux femmes que tout oppose, après une rencontre au parloir d’une prison, où leurs maris sont respectivement emprisonnés. Derrière ce point de départ très simple voir cliché, rassurez-vous, le film distille de nombreuses réflexions, thèmes et incertitudes, à commencer par une question bête mais frappante, d’Alma (Huppert) ou Mina (Hasfia), qui est la prisonnière de Bordeaux ?

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Il y a une chose que je n’ai pas dit à propos de la fiche technique de La Prisonnière de Bordeaux, mais ce dernier est en partit scénarisé par François Bégaudeau. Oui oui, le Bégaudeau d’Entre les murs, Histoire de ta bêtise et surtout de l’excellent podcast La gêne occasionnée ; et on sait à quel point Bégaudeau est un artiste politiquement affirmé mais surtout très au fait des conventions sociales, et qui à chaque œuvre s’échine un peu plus à brouiller et pervertir des codes dans lesquels certains autres faquins seraient tombés la tête la première. Du coup, en voyant un point de départ si éculé sur les différences sociales, le vivre-ensemble et surtout la bourgeoisie, vous vous doutez bien que l’on sera loin d’être sur la niaiserie guimauve et conservatrice d’un De Chauveron, mais plutôt un éclatement total des stéréotypes et une quasi mise en abîme de la fausseté de ce genre de relation souvent idéalisée par certains médias et artistes. De ce fait, si La Prisonnière de Bordeaux est effectivement très simple dans son dispositif narratif pur et dur, c’est dans le fond que le long-métrage se démarque totalement, et créé même un résultat unique, singulier et inattendu. D’autant que Patricia Mazuy assume totalement la légère dérision qui ressort du projet, ce qui empêche au film d’être théorique d’ailleurs, puisque la metteuse en scène garde un premier degré constant mais n’hésite pas à créer des ruptures de ton assez surprenante, dès son entame, sa première scène, sur une superbe chanson d’Amine Bouhafa interprétée par Sarah McCoy, où l’ont retrouve Alma, morose, naviguant dans une boutique de fleurs alors que la réalisatrice filme son personnage par le biais de glaces et miroirs déformant son portrait. On est bien plus du côté du thriller que du marivaudage qu’on se le dise, et il ne faudra pas bien longtemps pour qu’on comprenne voir l’une des dernières scènes dans la chronologie de l’histoire, laissant dubitatif le spectateur sur ce que La prisonnière de Bordeaux va réellement raconter, ce qui m’a personnellement enchanté, étant donné que d’une base bornée, Patricia Mazuy semblait définitivement s’éloigner des attendus. Plus tard sur la rencontre entre Mina et Alma, on voit Hasfia Herzi refoulée à l’entrée du parloir, étant venue le mauvais jour. Plutôt que de raconter cette scène profondément embarrassante d’une manière « dramatique », la réalisatrice accentue et embrasse le pathétique de la situation, et la manière qu’à son personnage d’exagérer comme une enfant son désarroi, rendant la scène profondément hilarante. On ne sait jamais où La prisonnière de Bordeaux nous embarque et surtout sur quel pieds le long-métrage va danser, étant donné que les strates d’humour ou de suspens prennent de plus en plus d’épaisseur à force de voir l’amitié entre les deux protagonistes se développer, à mesure que l’on découvre les travers de chacune d’entre elles, brisant petit à petit une bulle d’idéalisme. Et justement, la simplicité d’exécution de l’histoire et du scénario, sont un terrain parfait pour que la réalisatrice puisse développer à son aise ses deux personnages et les ancrer dans une réalité qui sera petit à petit totalement remis en question, part une mise en lumière des différentes nuances entourant chaque scènes et chaque personnages. Dès lors, plutôt que de complexifier son intrigue, j’ai eu le sentiment d’avoir affaire à une réelle intelligence de la part de Mazuy, qui sans en faire trop, dévoile une palette de thèmes et une profondeur inouïe qui pour ma part force le respect.

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Patricia Mazuy accouche donc d’une œuvre bien moins simpliste que ce que son synopsis peut laisser penser, et derrière une histoire d’émancipation féminine à la finalité assez commune, c’est tout le développement et le fond de La prisonnière de Bordeaux qui rend le long-métrage prenant et même passionnant. La metteuse en scène brode tout un univers autour de ces deux femmes, un plus prolétaire et un plus que bourgeois, le récit va amasser les situations et pastiches en s’évertuant à montrer l’amitié de ses deux personnages continuer de tout braver, mais surtout, que cette amitié permet à ces protagonistes de s’émanciper de leurs classes sociales ; même Alma, issue d’une classe bourgeoise confortable, mais dans laquelle elle étouffe, quelque chose de moins représenté à mon sens, et dès d’assez prenant. Cependant, je regretterai tout de même la manière très schématique avec laquelle le récit avance, surtout que le film accumule les personnages et situations dont on développe à mon goût trop peu, et qui donne sur la fin l’impression d’avoir rushé la plupart des personnages et situations secondaires. Pour autant le long-métrage rattrape ce point noir conséquent, car limitant l’impact du métrage sur toute sa durée, mais n’annihilant pas d’autres de ses gros points positifs, à commencer par son ambiguïté constante et surtout son absence presque totale de clichés quand à ses personnages. Puisque justement, il me paraît assez regrettable qu’une écriture si millimétrée et osée sur Mina et et Alma détonne par rapport au reste des autres personnages et surtout à la structure du récit, semblant plus faire l’objet d’un tableau (objet pas innocent dans ce film), d’un constat, se renouvelant assez peu, se précipitant souvent, mais ne déteignant pas tant sur le reste des qualités que je vais m’évertuer de vous conter. Tout d’abord, car la manière de lier ses personnages avec une palette de ton empêche La prisonnière de Bordeaux de tomber dans la multitude de clichés auquel il aurait pu se conformer ; je dirai même qu’il y a presque une absence de clichés, tant le long-métrage joue avec les attendus et développe une quasi satire où la dérision n’est jamais loin. Nonobstant, au final les deux personnages se créent plus une bulle qu’une amitié, et c’est notamment par leur ambiguïté que je lance cette piste, étant donné qu’on ne saisit jamais réellement l’intention de chaque personnage, si leurs démarches ne seraient parfois pas intéressées ou non, dès le début, avec le repêchage de Mina par Alma à la sortie du parloir. Dans une dimension plus politique, on se demande même si l’empreinte de leur classe sociale ne leur fait pas juste revêtir un masque, et ce par l’omniprésence du mensonge au sein des relations entre Alma et Mina. Le résultat plus que passionnant, me paraît alors fascinant, car ce qu’on voit avant tout, c’est un microcosme évoluer dans une fuite en avant statique, où les conventions sociales sont brisées comme lors d’un repas mondain organisé par Alma et qui tranche bien avec la réalité du quotidien de Mina, et où les personnages deviennent de pures figures de cinéma. Enfin comment ne pas citer sa fin, ne cherchant ni morale ni persécution, mais éclatant complètement la bulle de fausseté que s’étaient créé les deux personnages, dans une quasi prise de conscience de leurs comportement, et démontrant encore le talent de Patricia Mazuy, gardant ambiguë jusqu’au bout ses personnages mais leur offrant malgré tout une rédemption inattendue et nuancée ; du genre à vous trotter dans la tête de part sa radicalité, bien après la fin du générique.

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Cependant, LA question reste toujours entière : qui est la prisonnière de Bordeaux ? Je ne vais pas faire tarder le suspens plus longtemps en vous précisant bien que le film ne répondra pas à cette question, marque de l’ambiguïté constante assumée par la réalisatrice, et qui donne une vraie profondeur au long-métrage, qui marque bien après être sortie de la salle. J’extrapole cependant peut-être un peu, car de l’aveu de Patricia Mazuy, ce titre, La prisonnière de Bordeaux, n’était pas celui prévu au tout départ (mais toujours de son aveu, car l’autre aurait été bien merdique), surtout qu’on ne voit pratiquement rien de ma ville chérie si ce n’est la gare Saint-Jean et la Dune du pilât (je suis un expert attention), étant donné que plutôt que d’offrir un long-métrage carte postal, la metteuse en scène se plaît bien plus à se concentrer sur l’intime de son duo de personnage. Et justement, c’est là qu’arrive toute la beauté du titre, donnant un côté romanesque, mystérieux et intrigant à un long-métrage qui l’est tout autant, s’évertuant derrière sa prémisse à développer une profondeur inattendue, oui, mais surtout des émotions très fortes au-delà de cette dérision plus tôt palpable. Et cette émancipation, elle se traduit par exemple par la question de savoir qui est prisonnière de cette situation, qui profite ou est profité, et ainsi, si encore une fois, le scénario pur et dur offre une émancipation féminine attendue, c’est en creusant entre les lignes que le long-métrage prend une puissance plus démesurée et inattendue, s’écartant même dans son fond des conventions.

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De l’écriture au casting, il y a d’ailleurs un esprit très théâtral qui ressort du long-métrage, notamment dans le jeu parfois un peu outré d’Isabelle Huppert, quand Hasfia Herzi garde son ton calme qui a fait son succès. On voit en tout cas deux actrices taillées sur mesure pour ce rôle, mais qui joue avec leur image pour une nouvelle fois transcender les attendus au profit de leur relation amicale, une relation source d’une palettes d’émotions diverses, variées et nuancées. A commencer par l’aspect comique, encore une fois parfois pleinement assumé et toujours par des touches imprévisibles, entre du pathétique, du comique de situation ou de dialogue, bien aidé par le jeu irréprochable de chaque comédienne et comédien qui magnifie un texte déjà remarquablement écrit. Jusque dans les prénoms des personnages, Mina, Alma, qui finissent par se confondre, donnant l'impression que cet autre détail est loin d'être innocent, sans l'appuyer d'une quelconque manière. Puis il y a une petite touche de romantisme, un sentiment qui pour Patricia Mazuy, caractérise l’intérêt de son titre, et le long-métrage qui en découle est effectivement très écrit et romancé, développe une histoire hors normes mais sans tomber dans une apologie du feel-good ou de l’invraisemblable, au contraire, la metteuse en scène en profite pour détourner les codes de ce sous-genre très empreint à la littérature, et qui ici est totalement détourné tout en gardant cette empreinte classieuse, notamment dans sa gestion du rythme et du récit. Surtout, il y a une vraie mélancolie qui prend à bras le corps les personnages, en grande partie à cause de l’événement déclencheur et dont je n’ai pourtant toujours pas parlé, l’absence de ces maris suite à une faute juridique, et qui fait exploser à petit feu les relations les personnages. On sent le poids de ces condamnations aussi comme incarnation des problèmes liées aux situations sociales, économiques et relationnelles des couples ici mis en pause, et l’émancipation féminine qui s’ensuit montre avant tout une fuite des conventions dans lesquels les personnages s’étaient enfermées, sans que la réalisatrice délaisse la mélancolie et le sentiment d’absence constamment liée à l’atmosphère du métrage. Et c’est pour ça que le film me plaît tant d’ailleurs, car au-delà des interprétations qu’on peut en faire et du fond bien plus dense qu’espéré, La prisonnière de Bordeaux et un film très vivant, qui communique avec énormément d’enthousiasme ses différentes émotions, prenant à bras le corps la dimension « théâtrale » que je citais plus tôt. On sent par instant que les acteurs s’amusent, car ils travaillent avec un texte très loquace et fourni, sans compter leur maîtrise impartiale de l’ambiguïté qui fait encore une fois tout le sel de ce long-métrage, puisque les faux-semblants sont une part immuable des personnages et du long-métrage, et la manière avec laquelle cela est inséré se transforme en un mélange de ludisme et de subtilité ultra réjouissante.

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L’écriture était un très gros point dans la réussite de La Prisonnière de Bordeaux, maintenant, il serait bête de ne pas oublier l’un des autres point fort du dernier film de Patricia Mazuy, à savoir sa maîtrise de la caméra, toujours dans ce mélange cité plus tôt de réjouissance et de subtilité. Effectivement, je peux déjà saluer le travail d’image au global, avec un superbe travail de la lumière et de la photo, qui magnifie le sens du cadre de Mazuy. C’est d’autant plus remarquable dans la grande maison d’Alma, évidemment, avec ses innombrables tableaux et fleurs jonchant les pièces, mais bien que le but de la réalisatrice ne soit pas de créer un orgasme visuel à chaque plan, cette dernière maintient tout de même parfaitement la teneur visuelle de son film, sans oublier la bande originale qui vient comme la cerise sur ce bon gâteau. Or, si je tenais à parler de la mise en scène en fin de cette critique, ce n’est pas juste pour vous balancer quelques petites miettes sur le travail technique général du film, mais pour parfaire mon propos sur l’écriture, puisque comme Alma et Mina, l’écriture et la mise en scène se complètent ici comme deux pièces de puzzle. Il n’y a pas de grands mouvements de caméra sophistiqués à la Inarritu dans La Prisonnière de Bordeaux, mais la puissance de la mise en scène vient comme celle du scénario, par la subtilité de cette dernière, et sa manière de casser les attendus sur ce type de film. Pareillement, ici, il n’y a pas un seul mouvement de caméra qui n’ai pas de sens, chaque processus filmique, du simple champ-contrechamp à l’utilisation d’une focale précise est utilisée à bon escient. Cela participe même d’après moi à la profondeur du film et ses jeux de dupes, de faux-semblants, dont au final on nous donne une image plus ou moins claire dès la première scène du film ; avec ces miroirs déformants. Bien que l’esprit de dérision autour de ce film soit pour moi claire et nette, le premier degré reste cependant constant et est exacerbé par cette mise en scène qui vient incarner sans forcer les traits le fond du long-métrage. D’autant que cette mise en scène hautement réfléchie justement, elle n’est pas là que pour incarner le fond, mais aussi pour mettre en scène la facticité du récit, des personnages et du dispositif, faisant presque appel à la mise en abîme. Que ce soit dans sa mise en scène quasi théâtrale de certains jeux de dupes ou tout simplement dans sa manière de souligner la bulle naïve dans laquelle sont immergés le duo, il n’y a qu’un pas, ou plutôt un mouvement, un champ sur un personnage en plein doute ou dont on connaît au contraire les intentions. Le point de vue omniscient de l’histoire est au final ce qui fait aussi le zèle de La Prisonnière de Bordeaux et surtout sa grande intelligence, sans pour autant oublier l’aspect émotionnel, Patricia Mazuy livre une mise en scène réellement classieuse mais pas sans fondement.

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Bien que parfois alourdit par un dispositif narratif peinant à se renouveler à donner autant grâce à ses à côtés que son duo principal, Patricia Mazuy signe un film inclassable, d’une grande élégance mêlant dérision et lourdeur, satire et grande empathie, grâce à un travail d’écriture et de mise en scène soignées qui s’éloigne des attendus tout en jouant avec les clichés et en donnant une matière riche et vivante à ses actrices en total état de grâce, dont rien que l’immense talent devrait suffire à donner envie à n’importe quel spectateur.

Créée

le 29 août 2024

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