Ce troisième film d'un ancien critique des Cahiers du Cinéma s'inspire de faits réels. En 1978, l'Oise a été le théâtre des crimes d'Alain Lamare, gendarme blessant et tuant plusieurs jeunes femmes. L'affaire débouche sur un non-lieu en 1983, Lamare étant déclaré irresponsable car atteint d'héboïdophrénie, une forme de schizophrénie à expression psychopathique, avec une période d'agressions antisociales. Cette spécificité n'est pas citée dans les panneaux d'introduction et de fermeture du film. Il y est indiqué que les auteurs ont préféré se guider et remplir les zones d'ombres par « leur imagination ». Pas de compte-rendu documentaire donc, mais une libre-interprétation ; les lettres, témoignages et événements rapportés par le livre Un assassin au-dessus de tout soupçon du journaliste Stefanovitch ne sont repris que dans la mesure où ils alimentent le portrait (humain et spatial) dressé par Cédric Anger et Thomas Klotz. La femme du portrait, dont l'image ouvre et clôt le film, est probablement l'amour d'adolescent décédé précocément (anecdote rapportée par une lettre qui a interpellé Canet, qu'il a lue à des journalistes lors de la promotion).
Une vision forte s'exprime, dont le langage exclut suspense factice et explications besogneuses, où l'acteur occupe une place considérable. Ici c'est Guillaume Canet, parfait, comme il l'était déjà quasiment dans les rôles les plus complexes ou décalés de sa carrière (dans Barracuda ou Jeux d'enfants). Le point de vue est interne, le spectateur avance aux côtés du tueur et gendarme, amené à enquêter sur sa propre affaire. L'empathie froide de la mise en scène décuple son intelligence. Alain/Canet est d'abord présenté comme un réformateur détraqué. Il mène l'enquête [dont il est le 'héros'] avec cette vibrante envie de conclure qu'il garde en toutes circonstances, s'oppose à ceux qui ne prennent pas leur tache au sérieux. Ses premières paroles, en réponse à des collègues bêtes et négligents, expriment son besoin d'ordre, de traduction dans le monde concret de principes abstraits ; les flux continus exerçant leur emprise sur la réalité sont immatures, celle-ci est dévoyée tant que des lois ne viennent pas cristalliser son essence.
Cette raideur s'applique à lui-même en premier lieu ; il se punit continuellement, se répugne pour ses attirances. Un effet plus pervers encore le pousse à se figer dans ses rôles, par devoir autant que par besoin là encore : « je suis un tueur » donc je tue, comme je suis un gendarme ; être, c'est être une mission, une fonction. Il se discipline car il ne doit ni se compromettre (afficher sa nature et ses projets) ni craquer (il serait alors puni à son tour, par des bourreaux injustes – et si gauches) : il est sous la menace, d'autant plus qu'il ressent le manque de vertu de cette réalité dans laquelle il doit être et qu'il a l'instinct (mauvais) de corriger, lui, l'irréprochable excentrique se sachant submergé et défaillant. Ses élans destructeurs omniprésents sont canalisés, encadrés, circonscrits dans des zones défouloirs, qui sont de gigantesques capharnaüm, sombres et infects. Ainsi il cède à ses passions, pire à ses besoins ; c'est la séquence Paulina, passage soulignant explicitement l'ascendant de la chronique psychique sur la compilation des faits. Il cède aussi aux appels de la petite Sophie (Ana Girardot) ; quoiqu'il l'apprécie presque par principe (et instinct, mais c'est pareil), elle pourrait trouver une place honorable et rafraîchissante dans son existence, y apporter une zone de quiétude.
Il est direct, simple, sans tact, dans un premier degré perpétuel tout en ayant un humour vif et lapidaire, un peu désolé. Souvent au contraire, il simule une certaine familiarité, incorporant pour de faux et surtout pour mieux les tenir à un niveau raisonnable la vulgarité et l'amour du trivial de ses camarades gendarmes. Il sait à quel point tout ça est déséquilibré et mauvais ; comme lui-même. Il ne voit que ça et veut le résoudre ; il le voit parce qu'il réprime sans relâche ses propres élans, les diabolise et pourfend ceux des autres. Et dans cet univers de zombies joyeux et paresseux, il n'a ni soutien ni relais. Il ne partage son monde avec personne – les autres y sont insensibles, comme ils le sont à cette harmonie impitoyable qu'il admire et aime retrouver lors d'escapades nocturnes dans la Nature. Lorsque son supérieur hiérarchique lui lâche « tu es la honte de la gendarmerie », l'assertion peut sembler ridicule ; elle est dérisoire face à la situation. Sauf qu'elle exprime à quel point rejoindre la réalité des autres était une cause perdue. D'ailleurs il l'a deviné tout comme il préméditait son arrestation (se trahissant délibérément à l'occasion) et lassé de cet univers lâche et sans opportunités pour son sens moral ou ses facultés, il espérait s'évader – c'est l'affectation à l'étranger, dont le refus tombe en ouverture. Cet élan souligne l'implosion imminente : cette non-vie n'est plus possible, il faut trouver un ailleurs où rien n'est à corriger, où on est pas un monstre, un ailleurs radieux où il est permis de vouloir, de construire et peut-être même, de se libérer.
La prochaine fois n'est pas un polar réaliste, c'est une immersion franche, sans mystères, épousant la subjectivité de son hôte et calquant son style là-dessus. Il en résulte une pénétration absolue, psychique, nullement sensationnelle (les hallucinations de Canet/Alain ne sont pas 'psychédéliques'), d'une précision déconcertante, se passant de mots ou de psychologie démonstrative. L'excellence de l'écriture, de la description des rapports et des atmosphères, ajoute à la pertinence du portrait, poumon de ce film et non prétexte orphelin. Cédric Anger (scénariste du Petit Lieutenant de Beauvois) organise un plongeon dans une perspective sèche et remplie de dégoût, écartant les gardes-fous ou les répits. Il ne permet aucun soulagement, colle le spectateur au vécu sinistre d'Alain. Dans son existence glacée jonchent quelques repères ; parmi eux, la gendarmerie. Même là il est souvent accablé. Pour le reste, il fréquente le monde extérieur en fonction de son travail ou de ses quelques pérégrinations, avec ou sans dessein meurtrier. Sa vie personnelle, dans ces zones rurales (une « France profonde » et grise), est un désert ; un oasis sombre au milieu d'un horizon inerte, désuet et presque poisseux, où le calme, l'inertie et la médiocrité se confondent.
Cette désolation [intime] est presque un soulagement. Alain/Canet tient à distance ces sensations dérangeantes, ce trop-plein de stimulations infamantes. Exposé, il s'en coupe naturellement, exerçant un contrôle inlassable sur lui-même, se rendant imperméable ; être un contenu lisse, anesthésiant et domptant son contenu empoisonné. En même temps, il manque d'objets sur quoi s'investir ; alors il emploie son énergie à se damner un peu plus. Il est toujours braqué sur la 'perfection' et sa méthode : le grand nettoyage. En quête de pureté, il consent à des efforts démesurés pour atteindre la plénitude, en se réprimant, confrontant la vacuité. Prisonnier, il lui faut avoir la maîtrise de sa cage, l'entretenir et la chérir. La notion de « purge » revient souvent, sous de multiples aspects : il appelle Sophie la nuit après qu'ils se soient engagés de manière décisive l'un envers l'autre, pour savoir si elle a été « infectée » ; il met à l'épreuve son jeune frère, se réjouit de le voir « payer » de sa personne ; car chaque être a une dette et seuls les châtiments l'en allège. Un pourrissement, une déflagration ''miteuse'' est à l'oeuvre ; si lui est fermé à ce monde, ce dernier est impassible face à ces processus stériles. Et si lui se souille trop, il sera fondu dans la réalité ; son tribunal intérieur, sec et assassin, le protège de cet abandon. Tout et tous sont sans recul, sans autonomie, emportés par le déluge, enlacés par la laideur et l'avilissement ; lui s'en préserve.
Par conséquent c'est un étranger, mais un étranger néanmoins impliqué. Son adaptation est poussive ; il n'est pas inerte ou immobile, masque le décalage au travers d'une activité froide continue et sans grand relief, se gardant d'initiatives visibles comme il fait barrage à sa spontanéité. De la même façon, ses démons le gardent animé au-delà de ce que provoquerait une émotivité véritable. Son nettoyage fonctionne, il s'est vidé lui-même, a retiré le maximum de pensées, de mouvements, de frémissements internes, pour devenir un homme plus net et droit, capable de fonctionner dans ce monde corrompu. De cette manière il fige plus encore son énergie interne, étouffe sa fureur, les enferment dans un espace étriqué ; au lieu de s'éteindre, il restreint plutôt le champ de ses ressentis. En renonçant définitivement à tout confort, en étant incapable de suspendre ce flot même épuré, il se fatigue. Il s'évite les tortures mouvantes, connaît un semblant de détachement, mais il est toujours en lutte ; tout en ayant évacuées les réserves et la capacité à se renouveler qui auraient pu y faire face, en estompant les injonctions et les cris de son âme malade. Au contraire il veut en découdre et, avec le même sens du devoir et de la justice, s'applique dans son entreprise, bien qu'elle lui coûte tout ce qu'il est ; et en dépit de la chute certaine. Il ne peut sortir de cette transe, justement parce qu'il faut renverser la réalité jusqu'à ce que son propre équilibre se matérialise.
La prochaine fois raconte un enfermement mental et une aliénation grave, avec une force et une espèce d'aplomb mélancolique (mais paisible) admirables. C'est aussi un film immense sur la solitude de l'individu moral. Alain/Canet est encimenté dans un monde indigne, laxiste, où déambulent des nains exécrables, des parodies sans grâce ; bien sûr il y règne une certaine tranquillité, personne ne craint pour son intégrité physique a-priori, il n'y a pas d'injustices flagrantes, de misères dérangeantes ; du moins c'est probablement ainsi qu'il faut interpréter, avec un tel regard amorphe. Mais des emprises plus dramatiques que des aléas sociaux ponctuels sont à l'oeuvre ; son environnement objectif n'est pas possédé par un Mal expressif qui exercerait ouvertement son oppression. Il est plombé par la laideur, les vices communs, un manque de conscience abyssal. Le monde est sale et les gens s'en fichent. Et dans un tel contexte, toute révolte est incongrue, encore plus sûrement que chez des défaitistes nés ou des idéalistes exsangues (tels que lui, justement). Anéantis ses espoirs ; ridiculisée, son énergie. On se presse à la dégradation sans heurts, en suivant le courant ; ce n'est pas une acceptation stoïque, c'est une adhésion passive, amorphe donc effroyable, glauque en ce qu'elle a de trop humain et trop libre à la fois.
Alors il a décidé de semer l'enfer, dont il sent l'avènement prochain et qu'il préfère à la médiocrité et la vulgarité, ou tout ce qui s'en rapproche, à commencer par le plaisir et toutes les petites satisfactions simples, qui sont autant de poisons ingrats signant la mort toute entière ; des poisons bien pires que les siens, parce qu'il vaut mieux ingérer du liquide d'embaumement corrosif, plutôt que tranquillisants. C'est un refus de cette apathie 'autre', externe, reflet négatif et minable de sa propre froideur (qui n'en fait pas un indifférent pour autant), torpeur souriante, rampe vers la nullité. Malgré la tournure byzantine, c'est un enfer sans fantaisies : Alain n'est pas un mystique. Simplement à ce chaos mou, rampant, il répond par un chaos franc. Harcelé par la saleté, encerclé par l'insouciance et assombri par une espèce de chape de tristesse flasque, il veut infliger la douleur à tout ce qui manque de consistance, de profondeur. La punition est nécessaire. Elle n'est pas là pour justifier une quelconque haine. Il tue par compulsion, n'en tire aucune jouissance, même pas celle du travail bien fait ; par nécessité et non par mesquinerie, il tourmente en tant que tueur les collègues qui l'insupportent pendant son service. Parce qu'ils le méritent également, mais cela ne se pense même pas, c'est déterminé bien au-delà du concevable.
Quelquefois Anger semble ouvrir des pistes plus traditionnelles, à propos de la frustration d'un homme ou d'une possible homosexualité refoulée ; ces balises ne sont que des tremplins ou des aperçus hagards projetés par les adversaires objectifs d'un criminel en activité. Ainsi lorsqu'Alain/Canet apprend que le tueur est perçu comme homosexuel (ce qu'il pourrait être mais n'a pas d'incidences, jusqu'à présent, sur son organisation), il esquisse alors un rapprochement. Si une loi suggère qu'il puisse être homosexuel, alors il doit considérer cet aveu. Et ce qu'il trouve face à ces gens qui pourraient devenir des cibles faciles, c'est une forme de voisinage ; dans le contexte présent (années 1970), ils sont moralement à la marge, comme lui ; ils ont surtout une grande valeur potentielle dans le système qui le mène et le dépasse. Leur liberté incarne tout ce qu'il se refuse, leur indifférence manifeste à la crasse et à la dégradation en fait des antagonistes parfaits, mais leur défiance à ce monde qu'il méprise tant crée un rapprochement troublant. De plus ils ne sont pas ce qu'il veut tuer et à leur façon ils violentent et assassinent ce féminin qu'il ne sait plus tolérer. Ils sont égarés mais avec une autre perspective, qu'il n'est pas possible d'adopter. Du reste, les automutilations sont légitimes ; quand à sa frustration, elle n'est pas celle d'un homme en 'manque de,' mais d'un homme accablé par 'l'existence de' ; écœuré par ce qu'il répète de l'humanité, tout comme il est effrayé par ses propres actions criminelles.
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