1959, un lycée à Abidjan. Rouch veut faire une fiction improvisée, dans lequel chaque élève jouerait un rôle. Celui de la rencontre entre les deux clans, chose habituellement inconcevable à Abidjan, où blancs et noirs se côtoient sans se fréquenter. « Il y aurait des vrais racistes, peut-être même des gangsters » dit Jean Rouch. Le but étant de voir s’il est possible de dépasser le cadre de la différence d’origine afin de montrer les relations interculturelles entre les noirs africains et les blancs européens. Une lycéenne dira à Rouch : « Alors c’est un film amateur puisque les scènes ne sont pas écrites ». Il n’y a pas de film amateur, lui répondra t-il.
C’est la caméra qui devient le personnage central, médiateur, dans la mesure où c’est elle qui permet cet étonnant jeu de rôle et de relais. L’expérimentation n’existerait pas sans cet objet complice qui déforme autant qu’il raconte énormément de la réalité, attire le modèle dans ses filets, modèle qui ne jouerait pas le jeu en son absence. Certains cabotinent, d’autres se fondent dans le personnage qu’ils incarnent. On stimule les imaginations, on effectue des rapprochements et des glissements.
Dans un premier temps, chaque groupe est filmé séparément, certains sont plus ouverts que d’autres, certains sont plus communautaires que d’autres. Le film est alors traversé par des joutes verbales en tout genre, sur la difficulté à communiquer par-delà les préjugés et sur la possibilité d’une abolition des apparences. Peu à peu, le film isole les plus ouverts de manière à mettre au centre cette possibilité de vivre ensemble. La scène de danse magnétique quasi centrale vient apporter une telle euphorie que le film doit forcément en redescendre : Dans une seconde partie, empruntant aux lois du mélodrame, la demoiselle la plus ouverte est finalement celle qui crée le conflit puisque, barrière de la langue passée, deux hommes en tombent amoureux et finissent par se battre pour elle. Il n’y a plus de barrières raciales. Ne reste que des relations sentimentales, l’amour, la jalousie.
C’est un immense film. Une grande proposition de cinéma que de partir en quête d’un rassemblement à travers un dispositif fictionnel et d’improvisation. C’est sublime de bout en bout et c’est ce que j’ai vu de plus beau de la part de Jean Rouch jusqu’à présent.