Donne moi ta manche et prend la mienne
Tout d'abord, éviter comme la peste la VF remasterisée. Les thèmes originaux, dont le sublime générique, y sont massacré, recomposés et rejoué dans une version puante ne captant en rien tout le coté épique, ni, il faut l'avouer, la surenchère grotesque qu'ajoutent les excellentes musiques qu'on retrouve dans la VO, ainsi que dans la VHS sortie chez René Chateau.
Car l'utilisation de la musique est à l'image du film.
On n'est pas ici pour faire dans la dentelle, et donc, à chaque apparition de l'excellent Ti Lung, on balance la sauce, une musique bien héroique sur un sourire carnassier, effet garanti! Et on coupe la sauce sans fioriture, pas de fondu enchaîné, rien de tout ça.
Nietzsche philosophe à coups de marteau, ici on monte le son à coups de sabre!
Mais ce coté brut de décoffrage est ce qui fait le charme de la bande son, et ce serait donc dommage de se rabattre sur la version édulcorée que Wild Side nous offre avec les meilleures intentions du monde, à savoir ne pas garder les doublages d'origine fait par des petits blancs imitant l'accent chinois, comme c'était la mode à cette étrange époque où l'on ne savait pas quoi faire ni penser d'un cinéma dont la majeure partie des productions sont des films de kung fu, et des comédies sentimentales (avec du kung fu dedans!).
L'histoire est une énième variation autour d'un thème cher au cinéma de Hong Kong, et à Chang Cheh en particulier. Un artiste martial, généralement arrogant (ici David Chiang en épéiste tout de blanc vêtu) se fait piéger par un méchant qui l'estropie.
Le méchant en question, le magistral Ku Feng, se fait passer pour un maître sage et bon, mais en réalité s'arrange pour provoquer les jeunes manieurs de sabre un peu trop talentueux à son goût avec pour enjeu que le perdant soit amputé du bras droit (sauf s'ils sont gauchers je suppose).
David Chiang survit, renonce à manier les armes, s'habille en noir et devient serveur.
S'ensuivent brimades qu'il encaisse, ne se considérant plus digne de répondre.
Mais arrive le resplendissant Ti Lung (oui, avec le sourire et la musique en fond), qui sent que le serveur manchot est un être torturé qui cache son talent.
L'amie de David Chiang est kidnappée par des brigands, mais Ti Lung veille au grain et la sauve.
Et là, tout bascule en une scène.
Les deux épéistes se regardent dans les yeux, une main sur l'épaule.
"Merci" dit David Chiang
"Je suis ton ami" répond Ti Lung, tout sourire.
Et ils partent bras dessus bras dessous.
Lorsque Pa Chao, l'amie délaissée se manifeste, David Chiang lui dit "Prend ma manche si tu veux".
La manche pleine pour Ti Lung, la manche vide pour Pa Chao. Tout en finesse, qu'on vous dit.
Et s'ensuit un défilé d'iconographie gay des plus explicites, tellement brut de décoffrage qu'elles en deviennent drôle. On commence par se dire qu'on a les idées mal placées, puis lorsqu'elles s'accumulent à un rythme effréné, digne du plus péplumesque des péplums, on se dit que bon, peut-être que lorsque Chang Cheh s'amuse à massacrer à travers (toute!) sa filmographie des beaux mâles tantôt virils tantôt éphèbes, pénétrés à coups de lances, d'épées, de haches (ah, la magistrale scène finale du Justicier de Shanghai), il y a anguille sous roche et du refoulement dans l'air.
Lorsque Ti Lung fait une petite sieste confortablement allongé sur une corde tendue, et qu'il annonce à David Chiang qu'il va donner son dernier combat et qu'ensuite tout deux deviendront fermiers, le clou est enfoncé, pour ainsi dire.
Je m'attarde sur cet aspect car d'une part il m'a pris par surprise, mais surtout il est souvent nié par les amateurs du genre, malgré son évidence.
Mais fort heureusement, ce n'est pas tout ce que j'ai retenu de ce film.
Les images flamboyantes étaient déjà à l'époque devenues marque de fabrique de la Shaw Brothers, et Chang Cheh fait montre d'une maîtrise de la mise en scène, du rythme qu'il n'égalera malheureusement plus souvent, sombrant rapidement après ce film dans une forme d'autoparodie plutôt triste, malgré quelques gemmes perdues dans une filmographie surabondante.
Ce film, avec le Justicier de Shanghai et peut-être sa série sur Shaolin, en grande partie sauvée par la maestria du chorégraphe et véritable maître martial Liu Chia Liang plus que par la patte du réalisateur fatigué, sonne un peu comme un chant de cygne, et clôt une parenthèse flamboyante ouverte sur un combattant manchot par l'histoire d'un épéiste manchot. La boucle est bouclée en quelque sorte.
On reste fasciné, voire ému par ce drame particulièrement barbare, dont la surenchère est élevée au rang de mode d'expression esthétique à part entière.
Les habitués des turpitudes à grands coups de cables et d'accélération d'images de Yuen Woo Ping (chorégraphe des premiers Il était une fois en Chine ou de Tigre et Dragon (et de Matrix...) ) n'y trouveront certainement pas leur compte.
Ceux qui recherchent une certaine sagesse dictée par la voie des art martiaux devront plutôt se tourner vers les excellentes réalisations de Liu Chia Liang.
Que les autres, les amateurs de cinéma de genre, de westerns italiens notamment, n'hésitent pas un instant, ce film est une perle éclaboussée de sang et suintant les phéromones.