Le surveillant d’un asile de fous parisien (Raymond Devos) décide d’emmener deux jeunes pensionnaires (Patrick Penn et Paula Moore) à Nice, apprenant qu’ils n’ont jamais vu la mer. Quand ils s’en rendent compte, les directeurs de l’asile (Jean Carmet et Alice Sapritch, géniaux) partent à leur poursuite, en vadrouille à travers la France.
Raymond Devos n’est pas avant tout un humoriste ni un acteur. Il est avant tout un poète, et un grand. Mélange improbable de Victor Hugo et d’Alphonse Allais, l’immense Raymond Devos est un des plus grands orfèvres qui aient jamais façonné la langue française. C’est donc tout naturellement qu’on se précipite avec avidité sur le seul film dont il ait écrit le scénario et les dialogues, en espérant bien y trouver une pépite rare !
Et de fait, notre appétit cinéphile est plus que comblé. Le spectateur conventionnel pourra être désarçonné, mais pour qui connaît et apprécie Devos (mais qui ne l’apprécie pas ?), La Raison du plus fou se révélera un pur moment de bonheur. Enchaînant les dialogues hilarants à la manière des meilleurs sketchs de Devos (dont certains sont d'ailleurs adaptés ici : L'Homme qui fait la valise est un chef-d’œuvre de comique et d’absurde) et les caméos de luxe (Lino Ventura, Pierre Richard, Julien Guiomar, Paul Préboist, Marthe Keller, Pierre Tornade, Roger Hanin), ce film constitue à n’en pas douter un excellent remède anti-déprime.
Ce qui peut étonner, c’est que, finalement, loin de la comédie classique qu’on était en droit d’attendre, le film de François Reichenbach est tout-à-fait inclassable. Bien sûr, La Raison du plus fou est une comédie. On rit beaucoup devant cet enchaînement de bons mots et de situations, toutes plus cocasses les unes que les autres. Mais au-delà de la farce, il y a quelque chose qui n’est pas vraiment un drame tout en étant un drame, quelque chose de très profond qui reste irrémédiablement superficiel, quelque chose qui veut sortir au grand jour tout en restant caché… Et là réside le véritable cœur de La Raison du plus fou.
Délirant road trip à travers la France, étonnante odyssée poétique de personnages déphasés par rapport à la société qui les entoure, le scénario de Devos interpelle. Il nous égare dans sa dialectique de la folie, tout en gardant constamment les pieds sur terre. Les spectateurs les moins ardents trouveront cela décousu et sans intérêt.
Mais pour peu que l’on accepte de se laisser bercer par une narration volontairement éclatée, on découvrira quelque chose de merveilleux. On découvrira un univers qui est celui dans lequel nous vivons, et qui, pourtant, est tout neuf. Car c'est bien ici que se trouve la véritable réussite du film de Raymond Devos et François Reichenbach : en voulant réenchanter le monde (et en y réussissant brillamment), La Raison du plus fou se transforme en une sorte de conte de fées, en un apologue qui, à la suite de ses personnages, nous fait jeter un tout autre regard sur le monde. Eminemment chestertonien dans la forme (même si le fond ne suit pas), le scénario de Raymond Devos se plaît – sans doute sans le savoir – à marcher sur les traces de l’auteur britannique, multipliant les bons mots et les paradoxes savoureux, et illustrant au passage sa célèbre maxime : « Le fou est celui qui a tout perdu, sauf la raison. »
Bénéficiant du talent de documentariste de François Reichenbach sans jamais entraver sa mécanique comique, La Raison du plus fou nous plonge ainsi dans un road trip bien plus beau et bien plus profond qu’il n’y paraît, chantant avec force et discrétion une ode presque cachée à cette réalité dans laquelle nous vivons et dont nous avons perdu de vue la beauté depuis si longtemps : la France.