L'oeil du cyclone
Un seul et unique plan concrètement stupéfiant dilaté sur plus de trois heures de métrage : La Région Centrale de Michael Snow est un OVNI de cinéma radical et définitif auquel pratiquement rien ne...
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le 24 juin 2019
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Aux premiers abords, La Région centrale ressemble moins à un film qu'à la démonstration d'un nouvel outil, baptisé CAM, « Camera Activating Machine », inventé pour l'occasion. Snow pouvait, à distance, commander à une caméra quatre paramètres de mouvement, dans un sens comme dans l'autre, selon dix niveaux de vitesse chacun, sans jamais épuiser la machine.
Épuiser, c'est ce que tentera tout de même le film. Épuiser les possibilités de mouvements suivant un nombre restreint de boutons. Épuiser le regard. Épuiser l'ennui aussi. Ce qui est d'emblée saisissant, c'est l'apprentissage par la bande son d'un vocabulaire sonore permettant de suivre les mouvements de caméra du film (pan, tilt, rotation, (dé)zoom) sans avoir besoin de l'image, comme un aveugle. À chaque mouvement, son signal sonore associé, signaux plus ou moins rapides selon les vitesses choisies par Snow.
Le résultat, c'est un œil non-humain qui rappelle les technologies de surveillance et de défense militaires. Mais s'il s'agit d'une caméra de surveillance, que surveille-t-elle ? Le paysage désertique n'accueille aucune présence humaine ou animale (c'en est presque irréel). Si c'est une machine, un outil, à quoi sert-il ?
C'est une question de mouvement. Il faut nous poser la question en des termes, des verbes qui imagent le mouvement. Comment on poursuit, dédouble, interrompt, décline, décale, simplifie, accélère, intensifie, ralentit, contrarie, complexifie, abstrait un mouvement ? C'est ce que La Région centrale s'applique à déplier pendant près de 3h15.
Il y a le paysage et la machine mis face à face, et l'un·e révèle l'autre. La machine en le scannant. Le paysage en projetant l'ombre du mécanisme au sol. Cette interconnexion produite par l'épuisement de notre œil et de nos oreilles, c'est ce qui fait qu'on se demande à un moment si ce n'est pas le monde qui tourne et non plus l'appareil ?
La seule constance, celle dont on est sûr·e, c'est que le mouvement ne s'arrête jamais. Même sur les croix qui interrompent le flux du film, on se met à coller les mouvements vus et entendus juste avant, tels des restes, des stigmates, comme l'image négative qui reste un court instant quand on ferme les yeux ou le larsen d'un bruit strident ; question d'hallucination.
Alors on a beau chercher, le montage déploie les possibilités dans un ordre plus ou moins aléatoire. Plus ou moins, parce que Snow semble suivre deux règles. Nous amener à assimiler des mouvements de plus en plus complexes (en termes de vitesse, du nombre de paramètres de mouvement ou de changement de direction dans le plan). Et reconstruire, par le montage de quatre jours de tournage, l'impression d'une unité de 24h, une journée complète sur Terre, une révolution sur son axe.
Il y a un verbe que j'ai oublié d'accorder plus haut au mouvement. C'est coordonner. C'est ce qu'entreprend la fin. Quand la machine trouve le moyen que tous les sons s'associent en un seul, que chaque mouvement d'appareil soit à la même vitesse, à la même cadence. C'est ici que la machine se casse, que la partition sonore ne suit plus la partition visuelle, qu'elle la libère. La caméra filme une ultime fois le ciel, mais pour s'attarder sur un flare qui finit par éblouir d'un blanc immaculé la pellicule. Des sons coordonnés, associés, retentit comme une synthétisation numérique de cloches d'église. Fin d'une symphonie.
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Créée
le 16 mai 2024
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