Avant le Convoi de femmes et celui des vivres dans Les Affameurs, il y eut le grand film du convoi de bétail, et c’est à Hawks qu’on le doit. Lui qu’on connait plus à son aise dans des espaces clos et la promiscuité d’une petite bourgade où les différents types s’affirment et s’émancipent (Rio Bravo, El Dorado) s’essaye aux grands espaces et un à un voyage initiatique qui va voir s’affronter le chef de rang Wayne au jeune premier Montgomery Clift.
Le récit commençait pourtant sur la sédentarisation la plus manifeste, celle du récit fondateur de l’Amérique : un pionnier qui désigne une terre de manière péremptoire (« My Land. We’re here, and we stay here ») avant d’y faire prospérer un bétail qu’il va marquer au fer rouge.
Le convoi, c’est la promesse d’une aventure, et Red River est à la hauteur, par une forme épique maitrisée de bout en bout : panique du troupeau, tempêtes, mouvements collectifs, attaque d’indiens, rien ne manque au grand spectacle. La réussite du film doit aussi à sa capacité à créer de véritables personnages. Des seconds couteaux de qualité, à l’image de Walter Brennan (le vieux parfait des plus grands westerns, qu’on retrouvera notamment dans Rio Bravo) dans le rôle de Groot, pour une touche comique admirablement distillée tout au long du récit, et un conflit générationnel permettant aux protagonistes une réelle complexité. Wayne campe ainsi un patriarche à l’autoritarisme extrême, qui flingue les contestataires avec la même rigueur qu’il les enterre religieusement. On voit s’annoncer ici les prémices d’un de ses plus grands rôles, celui de Nathan dans La Prisonnière du Désert : ce mélange ambivalent de dureté et d’héroïsme, de maîtrise et de violence, cette hantise de laisser sa marque sur la collectivité tout en pensant pouvoir faire fi de ses revendications.
La déliquescence progressive des liens avec le fils adoptif vient donc créer une dissonance bienvenue dans la quête spatiale : à mesure que les miles s’égrènent, le véritable sens de toute cette entreprise (vendre le fruit de son labeur et transmettre à la génération suivante) se perd. Et de manière insidieuse, le récit donne à la femme, majoritairement absente de l’épopée, un rôle pourtant capital : c’est, à son début, la mort de celle qui aurait pu être l’épouse et mère, et à terme, celle qui vient relancer la possibilité de la descendance. Le dialogue assez ahurissant de Wayne avec la promise à Clift témoigne de ce paramètre structurant : il lui propose de porter son fils pour qu’elle remplace le renégat ayant osé se rebeller contre Dieu le père…
L’ampleur se mesure souvent sur le sens de l’équilibre, et c’est là l’une des grandes qualités de Red River : cette capacité à allier l’intime et le collectif, à dresser des portraits de travailleurs anonymes aux commande d’un troupeau en furie, d’une quête générale et de la destinée sentimentale d’une famille dont la constitution se fait aussi bien par l’amour que les poings.