Alors qu’elle entre pour la première fois dans la librairie de son ancienne amie Seewon (Young-hwa Seo) qui a quitté Séoul sans un mot, la romancière Junhee (Hye-yeong Lee) s’immisce par accident dans l’hors-champ de la petite boutique, surprenant les réprimandes d’une gérante autoritaire. Une fois discrètement sortie, elle feint d’être seulement restée dehors prétextant une cigarette, d’être ainsi restée à la lisière de l’intime. Dans La Romancière, le film et le heureux hasard, Hong Sang-soo questionne cette distance, conventionnelle et/ou choisie, entre différent·e·s interlocuteur·rice·s notamment issu·e·s du milieu artistique (écrivaine, actrice, cinéaste, poète, libraire). Pour la romancière, un même compliment – « [être] charismatique » – s’appréhende de manière contradictoire suivant cellui qui le profère. De la part de l’arrogant cinéaste Hyojin (Hae-hyo Kwon), il n’est que le symptôme creux d’une hypocrisie mondaine systématisée. Or, de la bouche de Kilsoo (Kim Min-Hee), une actrice à l’irradiante vulnérabilité, les mêmes mots deviennent une bénédiction, l’expression d’une reconnaissance réciproque. 


Étude lucide sur la vacuité du langage, La Romancière, le film et le heureux hasard chemine à travers les différentes rencontres – ce fameux hasard cher à Hong Sang-soo – qui parcourent la journée de Junhee. Dès son tâtonnement initial entre gêne et réminiscence, chaque retrouvaille est le théâtre d’un rituel social où les micro-gestes sont plus signifiants que les discours. Les relations entre les personnages s’évaluent dans les silences loquaces et les rires nerveux. Lors de ses échanges préconçus par une politesse de façade, les personnages sont prisonnier·e·s de leur propre statut social, de leur position d’artiste. Chacun·e insiste sur l’inactivité de l’autre : Junhee est une romancière qui n’écrit plus ; Kilsoo est une actrice qui ne joue plus. Cette sensation d’enfermement est accentuée par l’utilisation d’un fort contraste qui piège les personnages dans un épais brouillard blanc. Comme à part du monde, iels déambulent dans un paysage entièrement annihilé, malgré sa beauté annoncée. À l’instar de la petite fille qui dévisage Kilsoo et Junhee à travers la vitre, iels sont les proies du regard du spectateur·rice et par extension de la société qui les modèlent. 


Dans ce monde factice où chacun·e doit suivre la voie tracée par son métier et le médium artistique qui en découle, Hong Sang-Soo livre un plaidoyer contre l’automatisation de l’acte créatif (Junhee écrit tous les jours « parce qu’elle est une romancière ») et de sa réception (Seewon qui lisait uniquement selon les goûts des autres). Au sein de La Romancière, le film et le heureux hasard, les personnages cherchent à atteindre une pureté émotionnelle, comme purgée de toute fausseté sociale. L’adjectif « pur·e » devient le compliment suprême, dispersé à travers l’œuvre qu’il s’agisse des mots utilisés par Yangjoo (Yun-hee Cho) pour décrire les films de son mari ou par le poète (Ju-bong Gi) pour illustrer la beauté du jeu de Kilsoo. Cette honnêteté souveraine est le cœur même des œuvres vibrantes d’Hong Sang-soo, dupliqué par les nouvelles ambitions cinématographiques de Junhee qui cherche à atteindre une vérité intérieure, jouant des frontières avec le réel (son court métrage s’appuyant sur les vrais liens entre Kilsoo et son mari) tout en insistant sur le fait que ce ne « [sera] pas un documentaire ». 


Chez Hong Sang-soo, l’épure formelle se double d’un vertige sentimental où ses personnages cherchent à expérimenter des nouvelles manières de communiquer. Elles peuvent être aussi belles que la transmission poétique d’une phrase en langue des signes entre trois femmes assises autour d’une table ; ou n’être qu’une tentative, l’espoir d’un renouveau à l’instar des plans du court métrage de Junhee dans lequel Kilsoo compose un bouquet, laissant cette dernière mystérieusement songeuse à la sortie de la projection. 

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le 13 févr. 2023

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