L’élément forain, chez Woody Allen, matérialise à l’écran la tension entre réalité et fiction : pensons au symbole de la grande roue de Wonder Wheel (2017), au métier de magicien investi par Magic in the Moonlight (2014), au cadre nostalgique du parc d’attraction désaffecté, saison creuse oblige, de The Purple Rose of Cairo dont la présence hante le long métrage peut-être autant que le film du studio RKO projeté dans la salle du Jewel Palace. S’y trouve une mélancolie douce, signature du maître, sondée au plus profond du cœur féminin au contact de trois hommes distincts : le premier est son mari, brutal et infidèle, le deuxième un personnage sorti de l’écran de cinéma, le troisième enfin le comédien qui l’incarne. Cette dynamique de mise en abyme permet à Woody Allen de construire une romance que nous savons vouée non à l’échec mais à l’éphémère : l’aventurier Tom Baxter incarne tout ce qui manque à l’époque de la Grande Dépression, à savoir une insouciance créative où naissent mille et un projets, un exotisme où il fait bon s’égarer. De plus, il affirme sa « fidélité » à une femme trompée par son mari ainsi que par le réel, instable et insaisissable par essence, à une femme poussée au mensonge pour se tirer d’embarras.
Le cinéma transparaît alors dans sa puissance illusoire, puisqu’il donne vie à des mirages dans lesquels le spectateur adore se perdre, qu’il révèle paradoxalement la chimère comme nécessité : si elle est d’abord un échappatoire à la misère ambiante, la salle de cinéma mute progressivement en refuge où s’émanciper et s’accomplir en tant qu’individu singulier et sensible, au-delà des problèmes sentimentaux et des conflits intérieurs que cristallise le septième art. Dit autrement, la projection d’éléments fictionnels dans la réalité exhibe la facticité de cette dernière – les billets de Monopoly possédés par Tom Baxter, s’ils sont bien factices, réfléchissent la facticité des billets de banque véritables avec lesquels ils sont confondus – et dévoile l’authenticité de la représentation. D’où le titre qui revient encore et encore sous différentes formes, obsession des personnages et des spectateurs en ce que tous sont « en quête de la légendaire rose pourpre » sans jamais la trouver.
Un éloge du theatrum mundi très bien interprété et photographié par Gordon Willis qui inspira, entre autres, Pleasantville (Gary Ross, 1998).