J’ai vu trois fois "la Route" : une fois avant de lire le livre dont il est adapté — très fidèlement, aussi bien dans l’esprit que dans le scénario —, et la dernière pour le travail. À chaque fois, j’ai revu mon appréciation à la hausse… J’ai fini par oublier les scènes que tout spectateur croira avoir déjà vues bien avant le film de John Hillcoat, clichés des road-movies post-apocalyptiques et des « films d’éducation » — avec leurs traditionnelles réflexions sur les rapports entre barbarie et civilisation, entre l’initié et l’initiateur. Et j’en suis venu à apprécier les références à la religion qui, une fois n’est pas coutume dans un film américain, ne sont pas simplement surajoutées.
Le film est le plus efficace dans les questions qu’il pose, auxquelles il se garde bien de répondre : qu’est-ce qui a causé la fin de l’humanité ? (Et, accessoirement, y a-t-il un avenir pour elle ?) À quoi songe l’homme lorsqu’il contemple les viscères fumants d’une victime de la première bande armée qu’il croise ? À quoi pense exactement Ely qui demande à l’homme si le garçon est vraiment son fils ? Ce vieil Ely est-il un imposteur ? Pourquoi y a-t-il des hommes aux pouces coupés ? Est-ce l’homme qui finit par devenir paranoïaque ou bien son fils est-il indécrottablement naïf ? Les intentions du groupe que le garçon rencontrera à la fin du film — représentation à peine « apocalyptisée » de la famille américaine — sont-elles vraiment pures ? Ce groupe d’humains est-il seulement réel, ou est-il une hallucination du garçon qui, contrairement à son père, veut des amis et (donc ?) les voit ?

Questions que rend urgentes le jeu des deux acteurs principaux aussi bien que la photographie du film : un camaïeu de teintes ternes passant par toutes les nuances du gris et du marron. Du même coup, c’est le thème du silence, très présent dans ce film presque sans musique, avec bien peu de paroles, et avec encore moins de paroles prononcées haut et fort, qui trouve sa place : il unit les deux thèmes de l’ambigu et du terne.
Là où "la Route" fonctionne à plein, c’est lorsque dans ce cadre surgit la violence : violence faite aux êtres enfermés dans la cave de l’« élevage humain », violence de la dispute entre l’homme et la femme dans l’une des scènes de flash-backs (un modèle de dispute à voix basse mais tout en tension), violence suggérée des scènes dans lesquelles un père apprend à son fils à se suicider sans se rater, violence des différentes scènes de meurtre… Cette violence a ici une autre qualité : donner du rythme — plans larges sur les deux héros marchant, puis péripéties en plan serré — à un film que le flou temporel dans lequel il baigne risquait de rendre interminable.
Alcofribas
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le 25 janv. 2015

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