*Tim BURTON – « Ed Wood »
(propos prêtés à Orson Welles, interprété par Vincent d’Onofrio, lors de sa rencontre avec Ed Wood dans un bar de Hollywood)
Au reste les autres principaux rôles de « Mexicains » seront confiés à un Russe (Akim Tamiroff) et à une Allemande (Marlène Dietrich). Orson Welles n’en est plus à une aberration … De fait le film est l’adaptation d’un roman tout particulièrement mauvais. Et le « scénario » qui en est tiré n’a absolument aucun sens. L’attentat initial, qui déclenche tout, sera presque immédiatement oublié par tout le monde (pour revenir, sans que le spectateur s’en rende compte dans les tous derniers instants du film, alors même qu’il y a sans doute là une clé importante), l’intrigue parallèle autour du trafic de drogue n’a ni queue ni tête, les terribles mafieux mexicains sont surtout clownesques, tous les détails qui pourraient être significatifs (sur la mort de la femme de Quinlan, sur le couple Vargas, sur le passé opaque de Quinlan, sur le gang Grandi …) ne sont jamais creusés …
Tout se passe comme si Orson Welles avait délibérément tourné le dos à un récit fumeux et absurde – pour tout sacrifier à la forme. Et là, avec l’appui de grands techniciens (Russell Metty pour l’image, Henry Mancini pour la BO), il fait effectivement très fort.
On aura droit à un festival de plans-séquences (et pas seulement le plan d’ouverture, effectivement sidérant), de travellings magistraux, de profondeurs de champs (depuis les fenêtres du motel, sur les couloirs kafkaïens des archives de la police qui annoncent déjà le Procès…), de contrastes saisissants entre les blancs et les noirs, d'effets d'ombre, de plongées et de contre-plongées multipliant encore les effets obtenus par le recours systématique aux courtes focales, notamment sur les visages, pour un expressionnisme baroque absolument excessif :
http://www.allocine.fr/film/fichefilm-299/photos/detail/?cmediafile=19478507
https://theprojectionbooth.files.wordpress.com/2012/09/3-touch-of-evil.jpg
Tout est ainsi mobilisé pour accentuer encore ces excès, de la surcharge baroque des décors (en particulier dans le cabaret, toujours vide, de Tanya /Marlène Dietrich) à celle des maquillages – le plus spectaculaire étant évidemment celui concocté pour Orson Welles lui-même, énorme, boiteux, au visage épaissi, suiffeux, dégoulinant et aux yeux incroyablement gonflés. La hideur qui résulte lui confère d’ailleurs une dimension énorme, écrasante – même par rapport au héros positif et très lisse interprété par Charlton Heston.
Rien que pour ces qualités formelles inédites, La Soif du mal mériterait d’avoir une place particulière dans l’histoire du cinéma. Il y a au moins trois immenses morceaux de bravoure inoubliables (même si certains temps peuvent sembler plus faibles, en particulier le long épisode du motel) – le plan séquence du prologue, suivant la voiture, et en alternance le couple Vargas déambulant à pieds, pour les perdre et les retrouver dans un fouillis de piétons, de policiers en armes, survolant la rue dans une contre-plongée vertigineuse – avant de s’achever hors champ avec une explosion terrifiante ; l’élimination d’Akim Tamiroff , plus que violente, mais moins violente que les contrastes entre zones de lumière et zones d’ombre absolue qui ponctuent la scène ; le final entre derricks, passerelles, ombre envahissante et eaux croupissantes – où l’extrême sordide des décors et de l’action n’en demeure pas moins magnifié par la splendeur de la réalisation.
Dans chaque séquence d’ailleurs, on pourrait trouver des plans inédits, témoignant de la plus extrême recherche. Ainsi, au moment de l’interception du suspect, peu après l’attentat, avec les jeux d’ombre approfondissant encore la profondeur du champ, et les reflets des stores à claire-voie, isolant les personnages, les enfermant dans leu solitude et leur mystère, à la façon cette fois de Citizen Kane.
Cela dit, si Touch of evil n’était rien de plus qu’un exercice virtuose tournant à vide, il pourrait justifier la critique célèbre adressée par Borges à l’art baroque - « l’étape finale de tout art lorsqu’il exhibe et dilapide ses moyens ».
Le film va sans doute beaucoup plus loin, par delà la faiblesse énorme du scénario et par delà la virtuosité de la forme. Orson Welles y réalise sans doute un autoportrait sans concession et sans modestie de l’artiste en monstre. Quinlan / Welles, intuitif, toujours en dehors des limites, toujours en quête de résultats flamboyants (quitte à truquer, fabriquer des fausses preuves, à tuer même pour arriver à ses fins), à la démesure immonde encore amplifiée par son opposition au personnage de Vargas / Heston, héros positif, organisé et lisse, c’est évidemment Welles lui-même déjà en conflit définitif avec Hollywood où il tourne son dernier film – qui sera, inévitablement, défiguré au montage.
On observera d’ailleurs (spoil sans conséquence) qu’en dépit des méthodes, évidemment terrifiantes et totalement illégales de Quinlan, que la conclusion de l’enquête, énoncée presque incidemment alors que tout est consumé, finit par valider une fois de plus les intuitions du flic pourri.
On retrouve ici les obsessions permanentes de Welles : la frontière très poreuse entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux – jusqu’à sa dernière œuvre, Vérités et mensonges (F for fake), Welles restera fidèle à sa quête impossible, des deux côtés de la frontière. Et aucun lieu n’était de fait mieux à même de traduire cette confusion irréductible que la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, zone interlope, sale, dangereuse, où toutes les valeurs se mêlent et se perdent dans la crasse et la violence – et que l’art seul peut sublimer. L’adieu ultime à Quinlan, pourrissant dans un cloaque liquide, lui est adressé par Marlene Dietrich, sa non compagne de toujours, évidemment dans les deux langues. Et d’ailleurs ce couple très approximatif est assurément bien moins lisse, bien plus opaque et bien plus fascinant que le couple positif constitué par les Vargas (Charlton Heston et Janet Leigh).
La titre anglais, « Touch of evil » est assurément plus intéressant que sa traduction en français – comme si une touche, un soupçon, une dose infinitésimale de mal absolu était indispensable à la création d’une œuvre d’art.
A touch of well(es) – c’était sans doute un peu trop pour Hollywood.