Le plan-séquence chez Welles a une double fonction dans son déroulement d'abord et dans son interruption ensuite. Classiquement le plan-séquence traduit l'écoulement du temps sans solution de continuité et permet l'authentification du spectateur à l'action. La continuité improbable du plan-séquence initial se voit interrompue par une explosion. La coïncidence d'émotion qui lie alors personnages et spectateurs est traduite par la coupure et ce plan isolé de la voiture qui brûle. Toute la durée n'aura servi qu'à nous faire oublier ce que nous savions pourtant. Et ce que nous avions oublié nous surprend. Et la coupure dit la fracture essentielle. Ainsi tout au long du film personnages et spectateurs seront tentés de lier l'affaire de Vargas et l'explosion, parce que c'est ensemble que les évènements nous sont d'abord apparus, le plan-séquence avait ordonné les choses de sorte que le fortuit prît les afféteries du nécessaire. Pour le policier et le spectateur habitué la coïncidence n'existe pas et tout se ramène à l'affaire, à l'argument, tout se ramène à l'un. Le classique ignore le multiple. En baroque qui se respecte, Welles va modifier subtilement l'essence du plan-séquence en un rapport nouveau, pour dénoncer la complexité du monde par l'illusion, et obtenir paradoxalement un effet de vérité accrue : il n'y a qu'un monde où foisonnent les évènements disparates.
Dans Touch of Evil, devrait frapper d'emblée, n'était la virtuosité de la mise en scène, la maigreur de l'action. On cherche, on ne trouve pas. L'action se résout d'elle-même (aveu du coupable de l'explosion, meurtre d'Oncle Joe.) On ne sent jamais de menace sérieuse peser sur Vargas ou sa femme (comique des scènes du motel avec Mrs Vargas). Le crime arrive de biais, où on ne l'attend pas, est relégué dans les marges. C'est que le film se désintéresse de ce que nous avions pris pour son objet. Pour autant la mise en scène à elle seule plonge entièrement le film dans un climat inquiétant et sordide. Etablissant son cadre de part et d'autre de la frontière, tout le film s'organise autour de la fracture. Welles dispose et multiplie les effets dialectiques et le film s'inscrit dès lors sous le régime du double. Charlton Heston joue un personnage sûr de son droit comme de sa droiture et face à lui Welles campe un flic véreux pour qui la fin justifie les moyens. Il est à noter que Quinlan avait en définitive vu juste quant au coupable de l'explosion. Et là Welles s'amuse en inversant la distribution traditionnelle des rôles et des valeurs : si la figure américaine typique est ici un mexicain, l'américain relève de son côté de l'animalité par sa forme monstrueuse tant que par son flair. Mais au-delà des oppositions caractérisées, de surface, Welles, en lui-même, en son personnage de Quinlan, place cette dualité.
La vérité pour Welles est inscrite dans l'opacité de la nuit, dans la sentimentalité d'un air de pianola, est ensevelie sous la surface d'une eau qui charrie ensemble et la mort et les ordures. Elle s'enfonce profondément dans l'épaisseur improbable d'un corps démesurément volumineux. La complexité du monde se reflète en ce personnage qu'est Quinlan. Et la moindre des oppositions entre Quinlan et Vargas n'est pas que l'un a perdu sa femme dans le même temps que l'autre a les moyens de la sauver. La beauté sombre de ce film, la vérité qu'il révèle n'est pas celle, factuelle, que hurle l'écho du haut-parleur et qu'enregistre un magnétophone, mais celle, morale, que prononce Marlene Dietrich : « he was some kind of a man. » C'est-à-dire une histoire. Et sans doute en route si le film nous a trompé sur son objet, était-ce pour mieux accoucher d'un formidable personnage, d'un sujet : Quinlan !